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Enquête : répression iranienne, munitions françaises
Publié le : 11/10/2024 - 18:24

Une enquête de deux ans menée par France 24 révèle que des cartouches de chasse du fabricant de munitions franco-italien Cheddite ont été utilisées en Iran lors de la répression des manifestations de 2022, et que ces munitions sont largement disponibles en Iran, malgré les sanctions européennes en place depuis 2011. Elles auraient transité par la Turquie, où Cheddite détenait des parts dans une entreprise d'armement. Découvrez les dessous de cette enquête de France 24 (à voir ci-dessus).

À l'automne 2022, les manifestations embrasent l'Iran après la mort de Mahsa Amini, tuée par la police des mœurs après avoir été arrêtée pour un voile mal porté. La réponse du régime est sanglante : les forces de sécurité tirent à balles réelles sur les manifestants. L'ONU dénombre 550 morts en 6 mois.

En analysant les vidéos postées sur les réseaux sociaux, nous constatons que les forces de l'ordre utilisent notamment des fusils à pompe chargés de cartouches de chevrotine. Ces munitions sont remplies de plombs ou de petites billes de plastique de taille variable qui se dispersent au moment du tir.

Des corps criblés de plombs, des victimes aveuglées

Sur les dizaines de photos de victimes que nous récoltons, on constate que nombre d'entre elles sont mutilées par des dizaines voire des centaines d'impacts de plomb ; d'autres ont perdu un œil, voire les deux.

Un membre des bassidjis, la milice paramilitaire du régime et outil puissant de la répression iranienne, accepte de témoigner anonymement et nous explique les causes de ces blessures : "Les membres de mon unité visent les gens à la poitrine ou à la tête pour les tuer. Lorsque vous tirez avec des cartouches de plombs durs, la cible est détruite. Si vous touchez une personne, cela peut l'aveugler ou la paralyser. Si vous tirez à bout portant, cela peut tuer."

Enquête : répression iranienne, munitions françaises

Les photos et témoignages démontrent l'usage massif de munitions de chasse pour réprimer les manifestants. Selon Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer Armes au sein d'Amnesty international, "ce type de munitions létales ne devrait jamais être utilisé contre des manifestants. Dans certains cas, le recours à la force peut s'apparenter à des actes de torture prohibé par le droit international."

Des cartouches européennes en Iran

Comme il est impossible d'obtenir les autorisations pour aller couvrir ces événements en Iran, la rédaction des Observateurs de France 24 lance un appel à témoins sur les réseaux sociaux en octobre 2022 pour documenter la répression. Le tweet invite les Iraniens à nous envoyer sur une messagerie cryptée les photos de munitions utilisées par les forces de sécurité.

Le post devient rapidement viral, nous obtenons des centaines de photos, notamment de cartouches de chasse.

Enquête : répression iranienne, munitions françaises

Parmi elles, certaines attirent notre attention : elles portent le sigle de la marque franco-italienne Cheddite. Sur d'autres figurent quatre étoiles suivies du chiffre 12 (le calibre), un autre logo utilisé par Cheddite.

Après vérification, nous documentons la présence des ces munitions dans huit villes en Iran.

Enquête : répression iranienne, munitions françaises

Silence radio de Cheddite

Cheddite est l'un des principaux producteurs de cartouches de fusil de chasse dans le monde. L'entreprise appartient au groupe français Sofisport. Les cartouches siglées Cheddite sont fabriquées en France, à Bourg-lès-Valence et en Italie, près de Livourne.

Dès nos premières découvertes à l'automne 2022, nous avons cherché à contacter les dirigeants de Cheddite et de Sofisport, notamment le PDG du groupe, Gilles Roccia.

Nos demandes par mails, par téléphone, et même en se présentant à l'accueil du siège social du groupe à Paris, ont systématiquement essuyé des refus.

En appelant le siège de Cheddite S.R.L., la branche italienne, nous avons brièvement échangé avec l'un des directeurs, Andréa Andreani, qui nous a signifié non sans un certain agacement qu'il se refusait à parler avec des journalistes.

La presse italienne avait déjà révélé en 2021 que des cartouches provenant de son entreprise avaient été ramassées par des manifestants en Birmanie - un pays frappé par des sanctions internationales et vers lequel les exportations d'armes sont interdites. Amnesty international avait également épinglé l'entreprise pour une potentielle violation de l'embargo.

Nous ignorons si les cartouches Cheddite ont causé des victimes en Iran. En revanche, nous avons pu établir avec certitude qu'elles ont bien servi à réprimer les manifestations de 2022.

Or depuis 2011, l'Union européenne interdit "l'exportation, directe ou indirecte, d'équipements susceptibles d'être utilisés à des fins de répression interne" en Iran, et spécifiquement "les armes à feu, les munitions et les accessoires connexes".

La découverte de cartouches Cheddite sur le sol iranien soulève donc des "questions lourdes et graves" selon Aymeric Elluin, d'Amnesty international.

Des cartouches très populaires chez les chasseurs iraniens

Ces cartouches étant initialement destinées à la chasse, nous avons interrogé un chasseur iranien qui nous a confirmé que les cartouches Cheddite étaient largement disponibles en Iran après la mise en place des sanctions.

En Iran, les ventes d'armes et de munitions sont encadrées par les autorités. Seul l'État est habilité à vendre des cartouches et des quotas par personne sont mis en place.

Nous passons au crible les forums de chasse iraniens, où la marque franco-italienne est souvent mentionnée. De nombreuses photo montrent des cartouches avec le logo Cheddite sur le culot et "Shahin" inscrit sur la douille en plastique. Shahin est une marque de Shahid Shiroudi Military Industries, une entreprise d'État iranienne, visée par des sanctions des États-Unis, de l'ONU et de l'UE.

Un message de 2019 attire notre attention : "Les cartouches Shahin qui ont 'Cheddite' sur leur base métallique viennent de Turquie. Elles sont très bien."

Enquête : répression iranienne, munitions françaises

L'entreprise iranienne se serait donc procurée des cartouches Cheddite provenant de Turquie. Nous avons tenté de retracer leur parcours.

La Turquie, un grand exportateur sous les radars

La consultation de l'UN Comtrade, plus grande base de données commerciales au monde, confirme notre intuition : le pays qui vend de très loin le plus de cartouches de chasse à l'Iran est la Turquie.

Le pays exporte chaque année des centaines de milliers de dollars de munitions de chasse et de composants vers l'Iran. "Avant, la Turquie fabriquait assez peu d'armes et de munitions. Du fait de tous les embargos européens, la Turquie est devenue un producteur très très important et peu regardant sur les exportations. Ce sont là les effets pervers de l'embargo, qui a permis par exemple à la Turquie de développer énormément d'armes et de munitions", précise Yves Golléty, président de la Chambre syndicale nationale des armuriers français.

"Si on devait le faire … On se cacherait"

Comme Cheddite a refusé nos demandes répétées d'interview, nous sommes allés chercher des réponses en caméra cachée au salon de l'armement Eurosatory, où la société Nobel Sport, appartenant au même groupe que Cheddite possède un stand. Sur place, nous reconnaissons l'un des cadres de Cheddite, identifié lors de nos recherches, et nous présentons comme journalistes de France 24. Il semble tout à fait au courant de notre enquête et nous reproche de vouloir "faire le buzz".

L'homme nie toute violation de l'embargo et s'emporte : "Il faudrait être un petit peu câblé pour comprendre qu'on est quand même pas con. Ça ne vous vient pas à l'esprit ? Je vais vendre aux Coréens [du Nord], je vais vendre à l'Iran, C'est marqué mon nom en plus [sur les cartouches] ! Si on devait le faire … On se cacherait."

Il nous confirme cependant qu'une entreprise turque a acheté des cartouches vides de Cheddite, puis les a remplies. Les cartouches auraient ensuite été exportées en Iran. Le cadre de Cheddite ironise : "Vous pouvez dire la Turquie… mais actuellement tout le monde utilise la Turquie au niveau militaire, tant les Russes que les Américains. [Les Turcs] font partie de l'Otan, alors qu'est ce que je fais ? J'arrête toute exportation et je licencie 350 personnes ?"

Grâce aux photos des chasseurs iraniens postées sur Internet, nous établissons que le partenaire turc de Cheddite est l'entreprise d'armement Yavascalar.

Cette photographie publiée sur un forum de chasse iranien en 2020 montre des cartouches de fusil de chasse avec le logo Cheddite sur la base et le nom du fabricant de munitions turc Yavascalar sur l'étui en plastique.

Enquête : répression iranienne, munitions françaises

Même logo, une entreprise conjointe

Les liens entre les deux entreprises sont étroits : sur le site internet de l'entreprise turque, les produits Cheddite figurent en bonne place. Et Yavascalar utilise quasiment le même logo, un dragon, mais inversé.

Avec l'aide d'une journaliste turque, qui a fait des recherches dans les registres des sociétés, nous découvrons que Cheddite France et Cheddite Italie sont devenus actionnaires de Yavascalar dès 2005. En 2008, à elles deux, elles détiennent 50% de l'entreprise turque. Et trois dirigeants de Cheddite, dont le PDG Gilles Roccia, ont fait partie du conseil d'administration jusqu'en 2018.

Un ancien dirigeant de Yavascalar nous confirme l'authenticité des documents. "Après 2013, nous avons créé une joint-venture avec [Cheddite] et relancé la production en Turquie. Ils nous envoyaient des cartouches vides, que nous remplissions et vendions ensuite sur le marché local et à certains pays européens", précise-t-il.

Il nous fait plus tard une autre révélation : l'Iran et la Birmanie, soumis à des sanctions internationales, avaient contacté Yavascalar pour acheter leurs produits. "Depuis notre dernière conversation, j'ai vérifié mes anciens documents et je me suis rendu compte qu'ils avaient essayé de nous contacter à plusieurs reprises."

"Il s'agit d'un marché civil : les gens veulent gagner de l'argent, ils veulent vendre"

L'ancien dirigeant admet que Yavascalar détenait une licence d'exportation du gouvernement turc pour approvisionner l'Iran et la Birmanie, en précisant que la Turquie n'est pas soumise aux sanctions de l'UE. "On vend ces produits avec l'approbation du gouvernement. Il s'agit d'un marché civil : les gens veulent gagner de l'argent, ils veulent vendre."

Ce dirigeant niera pourtant la vente à l'Iran ou à la Birmanie.

Mais nos recherches nous permettent d'établir qu'en 2016, l'entreprise a été épinglée par des experts de l'ONU pour avoir enfreint l' embargo sur les armes imposé à la Libye.

Des sanctions sur la vente directe et indirecte

Pourtant, les sanctions européennes contre l'Iran interdisent aussi bien la vente directe qu'indirecte.

"Les sanctions de l'UE sont très larges. Elles ne se limitent pas à la vente directe de munitions." nous précise Nicholas Marsh, chercheur à l'Institut de recherche sur la paix d'Oslo. Selon lui, "une méthode courante pour échapper aux sanctions de l'Union européenne consiste à envoyer des armes ou d'autres équipements dans un pays tiers. Les armes sont ensuite transportées depuis ce pays tiers. Il n'y a donc pas d'exportation directe vers la destination sanctionnée, mais tout le monde sait où vont les armes."

Le cadre de Cheddite rencontré au salon de l'armement nie toute violation de l'embargo ou de quelques réglementations en vigueur. Le comportement de l'entreprise n'en demeure pas moins problématique, selon Aymeric Elluin, d'Amnesty international : "On peut s'interroger sur la bonne foi des entreprises quand elles se défendent en disant 'Oh, nous ne savions pas ce qui se passait'"

En 2018, Yavascalar est vendue. Ses dirigeants sont soupçonnés d'avoir soutenu le coup d'État de 2016 contre le président turc Recep Tayyip Erdogan. Exilés aux États-Unis, ils créent une nouvelle entreprise, Yavascalar Troy Holding, et continuent à travailler avec Cheddite, selon des documents d'exportation que nous nous sommes procurés.

En Turquie, c'est l'entreprise ZSR qui rachète Yavascalar et continue de s'approvisionner auprès de Cheddite, nous a confirmé son représentant au salon Eurosatory.

D'après notre enquête, les produits cosiglés Cheddite/ZSR sont toujours disponibles en Iran.

Et la France dans tout cela ?

Dès la découverte de la présence de cartouches Cheddite en Iran, nous avons alerté le Ministère des affaires étrangères. En effet, les licences d'exportation pour les armes et les munitions sont délivrées par l'État français. Une porte-parole nous a répondu en décembre 2022 que des investigations étaient en cours "sur un possible détournement d'un matériel exporté ailleurs, en violation des règles européennes."

Au cours de notre enquête, nous avons relancé les différents ministères concernés - Affaires étrangères, Intérieur, Défense et Économie. Aucun n'a accepté nos demandes d'interview. Un conseiller de la place Beauvau a indiqué ne pas communiquer sur ce genre de dossier "très sensible". Après de multiples relances, une porte-parole du quai d'Orsay nous a assuré par email que la France "se conforme scrupuleusement aux embargos européens en vigueur", sans répondre sur les investigations mentionnées deux ans plus tôt.

"Ça ne m'étonne pas, commente Aymeric Elluin. De manière générale, l'État français n'est pas prompt à communiquer sur les défaillances du système de contrôle de l'export français, qu'il s'agisse de matériels de guerre ou d'armes à feu civile."