En Russie, les écoliers, collégiens et lycéens ont connu une rentrée sous influence des idéologues du régime. Du moins, ces derniers ont-ils tenté de mettre leurs grains de sable dans le cursus scolaire. Deux nouvelles matières très orientées et dans l’air du temps guerrier ont, en effet, fait leur apparition dans ce qui pouvait être enseigné, a rapporté le média indépendant Meduza.
Ainsi, un nouveau manuel scolaire consacré aux "bases des drones" a été publié mardi 10 septembre. Il est censé s'adresser à des élèves de 4e ou 3e afin de les familiariser avec la conception et les différentes types de drones qui existent ainsi qu’au pilotage de ces engins volants jouant un rôle de plus en plus important sur le champ de bataille en Ukraine.
En parallèle, le ministère de l’Éducation a publié fin août des directives pour la mise en place d’un cours de "valeurs familiales" qui doit être dispensé dans les classes du CM2 à la 1re. Un vaste chantier "censé être appliqué depuis début septembre, mais qui semble avoir été repoussé à la fin du mois", écrit Meduza.
"Valeurs familiales" et guerre civilisationnelle
Ces deux nouveautés illustrent à la fois une reprise en main idéologique de l’éducation toujours plus forte et "une nouvelle étape de la militarisation de l’école initiée par Vladimir Poutine il y a des années", souligne Iuliia Iashchenko, spécialiste de l’histoire de la Russie post-soviétique à l’université de Rome "La Sapienza", qui a écrit sur la transformation du système éducatif russe depuis le début de la guerre en Ukraine.
Le nouveau cours sur les "valeurs familiales" apparaît en phase avec la rhétorique développée par le Kremlin autour de "l’affrontement civilisationnel avec l’Occident et ses valeurs décadentes face à la Russie, championne des valeurs traditionnelles", résume Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics.
Le détail de ce cours démontre à quel point "c’est la vision extrémiste des valeurs familiales qui est ici mise en avant", assure Jussi Lassila, spécialiste de la Russie et des questions d’idéologie politique à l’Institut finlandais des Affaires internationales.
Les enfants russes devront ainsi apprendre "le rôle de l’homme dans la famille et la société", mieux comprendre "comment concevoir un foyer confortable pour les jeunes parents avec enfants", ou encore aussi en savoir plus sur "les aides publiques fournies aux couples qui veulent avoir des enfants".
"Franchement en lisant ces thématiques, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un copié-collé du programme d’éducation défendu par les milieux ultra-conservateurs américains", remarque Jeff Hawn. Pour cet expert, ce n’est pas un hasard : "En érigeant ces priorités d’éducation au niveau national, la Russie cherche à se positionner comme le champion d’une croisade internationale, qui peut incorporer des mouvements comme les ultra-conservateurs américains, contre l’ordre libéral", estime ce spécialiste.
C’est aussi la preuve éclatante de "l’influence grandissante de l’Église orthodoxe dans l’éducation", assure Iuliia Iashchenko. Elle rappelle que le religieux et les questions civilisationnelles avaient jusqu’à récemment moins de place sur les bancs de l'école. "L’éducation russe est bien plus axée sur les aspects pratiques et scientifiques", corrobore Jeff Hawn.
Mais c’était avant la guerre en Ukraine et le soutien inconditionnel de l’Église orthodoxe russe à la grande offensive déclenchée par Vladimir Poutine en février 2022. "Cela a valu un bon point à l’église et lui a ouvert les portes du monde académique", souligne Jussi Lassila.
Objectif : plus de bébés
Cette irruption à l'école de l’église et de sa conception très poutino-compatible des valeurs familiales répond aussi à des considérations très pratiques. "Sous le verni idéologique de la guerre civilisationnelle, l’objectif concret de ce cours est d’essayer de relancer la démographie", assure Iuliia Iashchenko.
La baisse de la natalité et le coût humain de la guerre en Ukraine représentent un véritable défi démographique pour Moscou. Une manière d’y répondre est de tenter de mettre les femmes russes sur le "droit chemin" procréatif dès l’école. "L’idée est notamment de décourager les jeunes femmes de suivre des études supérieures afin qu’elles puissent se concentrer sur la procréation", résume Iuliia Iashchenko.
Les fameuses "valeurs familiales" inculquent aussi que l’acte sexuel ne doit être considéré que pour procréer ou encore que l’avortement est le mal incarné.
Mais attention : un tel cours sera une pilule difficile à avaler pour une part non-négligeable de la population. "Les derniers sondages suggèrent que la population adhère de manière générale à l’idée des valeurs traditionnelles, mais dès qu’on pose des questions plus précises, comme sur le droit à l’avortement, l’opinion publique russe est bien plus libérale", affirme Jussi Lassila.
"Pendant longtemps, l’idée d’imposer de tels cours a été jugée trop extrémiste y compris au sein du Kremlin", ajoute ce spécialiste. Le fait que le début de ces cours semble avoir été repoussé suggère que ce n’est pas un plan éducatif qui se déroule sans accroc ni opposition. "Il est d’ailleurs possible que les auteurs de ce cours s’en fichent de savoir s'il est vraiment enseigné, ils voulaient seulement se faire bien voir par Vladimir Poutine en développant un programme qui correspond à son idéologie", note Jeff Hawn.
Des écoliers fabricants de drones ?
Rien de tel avec les drones en classe. Vladimir Poutine avait lui-même appelé en 2023 à l’introduction de cours sur les drones en classe. "Le fait qu’il y a déjà un manuel pour ça, alors que ce n’est pas encore le cas pour le cours sur les valeurs familiales démontre bien que c’est important aux yeux du pouvoir", assure Jussi Lassila.
En fait, la militarisation de l’éducation est un lent processus "entamé par Vladimir Poutine peu après sa réélection en 2012", note Iuliia Iashchenko. C’est le président lui-même, par exemple, qui a poussé à la création en 2015 d’une "armée de jeunes".
Après 2014 et l’annexion de la Crimée, cette tendance s'est accélérée assurent les experts interrogés par France 24. "Avant 2014, il y avait encore des défenseurs de l’enseignement d’un patriotisme modéré à l’école. Mais après, les tenants du patriotisme militaire se sont largement imposés", explique Jussi Lassila.
Cette militarisation de l’enseignement a franchi un autre cap après la grande offensive russe en Ukraine débutée en 2022. "Les troupes au front ont eu des besoins et des jeunes ont dû participer à l’effort de guerre", souligne Iuliia Iashchenko. Des mineurs ont ainsi été employés dans une usine de confection de drones kamikazes au Tatarstan, avait révélé une enquête des médias russes indépendants Protokol et Razvorot en juillet 2023.
Iuliia Iashchenko craint que le nouveau manuel sur les drones ne serve pas seulement à créer des vocations parmi les écoliers. "Le but peut très bien être de faire fabriquer des drones par des écoliers pour l’armée. Après tout, ce manuel comporte des explications pratiques sur comment procéder", conclut-elle.