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Afghanistan : alors que les Taliban effacent les femmes, que peut la communauté internationale ?
La situation des femmes afghanes continue de se détériorer sous les yeux du monde entier. Le régime des Taliban vient de promulguer une loi leur imposant de nouvelles restrictions très sévères : les femmes devront notamment couvrir leur visage avec un masque, et ne pourront plus faire entendre leur voix en public, chanter ou lire à voix haute. Les pays occidentaux – États-Unis et Union européenne en tête – ont dénoncé cette nouvelle législation, mais semblent par ailleurs s’accommoder du régime, qui garantit une forme de stabilité à la région.

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Invisibles, et maintenant silencieuses. Trois ans après le retour au pouvoir des Taliban, les femmes afghanes continuent de voir les rares droits qui leur restent se réduire comme peau de chagrin.

Fin août, une nouvelle loi a été promulguée en Afghanistan pour "promouvoir la vertu et prévenir le vice" parmi la population, "en conformité avec la charia [la loi islamique, NDLR]", a annoncé le ministère taliban de la Justice. Cette loi vise à contrôler tous les aspects de la vie sociale et privée, des Afghans. Et plus encore celle des Afghanes.

Parmi les règles promulguées dans ce texte de 114 pages et 35 articles, l'obligation pour les femmes de couvrir leur corps et leur visage entièrement si elles quittent la maison – impliquant le port d'un masque "type Covid" sur la bouche –, mais aussi l'interdiction de faire entendre leur voix en public.

Cette nouvelle loi, "c'est comme si on les attaquait dans leur existence-même", réagit auprès de France 24 Chékéba Hachémi, présidente de l'association Afghanistan libre. "On n'a plus le droit d'entendre le son de la voix d'une femme, ni d'apercevoir ne serait-ce qu'un bout de corps d'une femme. C'est comme si on leur disait : 'On veut vous supprimer à petit feu'."

"Le seul droit qu’on nous laisse, c’est de respirer. Et encore...", proteste sur France Culture Hamida Aman, fondatrice de Begum TV, radio éducative à destination des Afghanes.

L'ONU, les organisations de défense des droits humains et des Afghans, l'Union européenne... Tous ont de nouveau exprimé leur "préoccupation" concernant cette nouvelle loi dont certaines dispositions étaient en réalité déjà en vigueur de manière informelle depuis que les Taliban se sont emparés du pouvoir en août 2021.

Face à cette nouvelle série de restrictions, la communauté internationale s'insurge. Mais que peut-elle encore faire ?

Des condamnations, peu d'effet

"Après des décennies de guerre et au milieu d'une terrible crise humanitaire, le peuple afghan mérite bien mieux que d'être menacé ou emprisonné s'il arrive en retard à la prière, jette un coup d'œil sur une personne du sexe opposé qui n'est pas un membre de sa famille, ou possède une photo d'un être cher", a déclaré dimanche 25 août Roza Otunbayeva, cheffe de la Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan (Manua), évoquant une "vision inquiétante de l'avenir de l'Afghanistan".

L'ONU a demandé l'abrogation immédiate du texte.

De son côté, l'ONG Human Rights Watch (HRW) dénonce cette "nouvelle atteinte aux droits des femmes et des filles". Quant à l'Union européenne (UE), elle se dit "consternée" par ce décret qui porte "un nouveau coup" aux droits des femmes et des filles en Afghanistan.

Il crée "un autre obstacle à la normalisation des relations" entre l'Afghanistan et l'UE, relèvent les Vingt-Sept, avertissant que la reconnaissance du régime des Taliban par les Européens ne pourra se faire que si Kaboul "respecte pleinement [ses] obligations internationales et envers le peuple d'Afghanistan".

En retour, les Taliban ont dénoncé l'"arrogance" des Occidentaux, restant ainsi fidèles à leur rejet des critiques internationales, notamment la condamnation des restrictions imposées aux femmes, qualifiées d'"apartheid de genre" par l'ONU. Dernièrement, le Rapporteur spécial sur la situation des droits humains en Afghanistan, Richard Bennett, a été interdit d'entrée dans le pays par les Taliban.

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Car après plusieurs décrets édictés depuis trois ans, les condamnations internationales semblent ne plus avoir d'effet.

"La première année après le changement de régime en Afghanistan, la situation n'était pas aussi mauvaise que les gens auraient pu le craindre", explique Mélissa Cornet, spécialiste des questions de genre en Afghanistan, rappelant par exemple que les journalistes continuaient de travailler et que les femmes fréquentaient encore les universités.

"Les Taliban voulaient vraiment être reconnus par la communauté internationale, ils ont beaucoup rassuré et il y a eu un véritable espoir qu'ils aient changé", poursuit l'experte qui vivait à Kaboul, où elle menait des travaux de recherche sur l'évolution de la place de la femme dans le société afghane pour des organisations locales et internationales depuis 2018.

L'optimisme, cependant, fut de courte durée. "Dès l’instant où les Taliban ont compris qu’ils ne seraient pas reconnus de manière formelle en récupérant un siège à l’ONU et les avoirs gelés de la Banque centrale, il y a eu un revirement", analyse la spécialiste. "Ils se sont donc dit : 'Si nous jouons le jeu et que nous n'obtenons rien en échange, nous allons faire ce que nous voulons chez nous.'"

Refus des concessions

Arrivés au pouvoir en Afghanistan en 1996, les Taliban ont été renversés en 2001 par l'intervention de l'Otan. Après vingt ans de guerre et d’occupation du pays par les troupes américaines, les Taliban ont fini par reprendre le contrôle de l'intégralité du territoire et infligé une humiliation aux États-Unis, alors que ces derniers étaient numériquement et matériellement supérieurs.

"Il y a un côté très fier de dire : 'On était au pouvoir dans les années 1990, les États-Unis sont venus, mais on les a finalement battus, donc maintenant vous n’avez aucun droit, vous les États occidentaux, de venir faire la leçon et nous dire quoi faire'", explique encore Mélissa Cornet.

Par ailleurs, ajoute-t-elle, "alors que les internationaux ont fait des droits des femmes leur cheval de bataille, il est très difficile pour les Taliban de faire des compromis sur le sujet. Si jamais ils annonçaient que les écoles rouvraient [pour les femmes], ce serait vu par les ultraconservateurs talibans comme une sorte de défaite, de concession, face aux internationaux."

Ainsi, aujourd'hui, de législation en législation, les droits humains – et plus particulièrement ceux des femmes – s'étiolent sans que la communauté internationale ne puisse intervenir.

"Durant trois ans, on a vu le statut des femmes aller [de mal en pis], et on est arrivés à un stade où il est inadmissible que le monde ne réagisse pas", exprime auprès de France 24 Chela Noori, de l'association Afghanes de France.

Les enjeux sécuritaires, "plus importants" pour l'Occident

Le monde se dirige "vers une acceptation de cette situation, [car] rien ne barre le passage des Taliban", constate quant à elle Hamida Aman.

"Malheureusement, on ne peut pas faire grand-chose, et pour cette raison il est donc difficile de continuer à proposer des solutions", abonde en ce sens Mélissa Cornet.

Sans mouvement de résistance en interne, la situation ne peut évoluer, estime la spécialiste. "Après toutes les décennies de guerre, personne n'a envie d'un nouveau conflit, d'une nouvelle guerre, ou d'une invasion."

Désormais, selon l'experte, le régime taliban joue sur ce levier, mettant en avant le fait que le pays est en paix pour la première fois depuis vingt ans, que la production de pavot a été réduite de 95 % (presque toute l'héroïne consommée en Europe vient d'Afghanistan), qu’il n’y a pas de groupe terroriste dans le pays, et que les frontières sont contrôlées, empêchant toute vague migratoire à destination de l'Europe.

En effet, "les enjeux sécuritaires (pas de migrants, pas de drogue, pas de groupes terroristes) sont des sujets qui sont plus importants pour les pays occidentaux que ne le sont les droits des femmes dans ce pays lointain [pour eux]”, développe Mélissa Cornet, pointant le "cynisme" de la situation.

Déplorant que la crise en Afghanistan ait notamment été reléguée au second plan par la guerre en Ukraine, Heather Barr, directrice adjointe de la division Droits des femmes de HRW déclarait en février dernier : "L’absence de réponse internationale efficace donne l’impression que les droits des femmes ne préoccupent pas vraiment les dirigeants mondiaux."

C'est également le constat que dresse Hamida Aman, estimant sur France Culture que "tout le monde se fiche des femmes afghanes, des droits humains dans ce pays", après avoir rappelé dans quelles conditions a été organisée la conférence de Doha III.

Garder contact avec les Taliban pour continuer d'aider les Afghans

Fin juin, les Taliban, qui n'avaient pas participé aux deux précédentes conférences, avaient conditionné leur participation à la troisième réunion de l’ONU sur l’Afghanistan à Doha, obtenant que la société civile, et notamment les femmes, soit exclue des discussions.

Lors des échanges, l’ONU a de nouveau appelé à "inclure les femmes" dans la vie publique. Une demande qui n’a pas empêché le régime taliban de durcir à nouveau sa politique à l’égard des femmes.

"Les Nations unies se taisent devant les Taliban", déplore Hamida Aman. Un comportement que Mélissa Cornet explique par la nécessité de garder le contact avec le régime.

"L'ONU travaille en Afghanistan et doit donc travailler avec les Taliban", développe-t-elle. "Si elle prend une position de principe très dure vis-à-vis des droits des femmes, elle va se faire expulser du pays, et plus personne ne pourra parler aux Taliban et aider les Afghans".

Ce qui pourrait être très préjudiciable à la population. Après trois ans d'administration talibane, l'Afghanistan demeure l'un des pays les plus pauvres du monde. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale, "la pauvreté touche la moitié de la population, avec un taux de chômage et de sous-emploi élevé".

Le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) révélait quant à lui en avril 2023 que plus de 90 % de la population ne parvenait pas à couvrir les besoins alimentaires de base.

Dans un rapport publié en janvier dernier, l'ONG International Crisis Group (ICG), qui effectue des recherches de terrain et recueille des informations dans des zones sensibles pour prévenir les conflits meurtriers, expliquait comment certains États voisins de l'Afghanistan ont cherché à nouer des relations avec Kaboul dans des domaines tels que la sécurité et le commerce.

"Ils sont convaincus que le meilleur moyen de garantir les intérêts de leur pays et de modérer le comportement des Taliban à long terme est de délibérer patiemment avec Kaboul, plutôt que de les ostraciser", dit le rapport, considérant que les pays occidentaux "ne devraient pas s'y opposer".

"Si on ne leur parle pas, on ne peut pas les influencer", estime Mélissa Cornet. "Les Taliban se fichent pas mal d'être sanctionnés par la communauté internationale", dit-elle. "Qu'ils ne puissent pas voyager ou qu'ils ne puissent pas utiliser leurs comptes bancaires, ça les laisse de marbre."

De leur côté, les Afghanes tentent ce qu'elles peuvent pour être vues et continuer d'alerter sur leur sort. Dans la foulée de la promulgation de la loi qui souhaite cacher leur visage et éteindre leur voix, des dizaines de femmes se sont filmées en train de chanter, protestant en ligne contre cette nouvelle loi liberticide sous le hashtag #LetUsExist ("Laissez-nous exister").

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"Vous avez peur de cette voix, et cette voix sera chaque jour plus forte", écrit sur X Taiba Sulaimani, une jeune Afghane, dans un message accompagnant la vidéo d'un groupe de militantes chantant en chœur. Dans une autre vidéo, la jeune femme chante en ajustant son voile devant le miroir. "La voix d'une femme est son identité", dit-elle. "Pas quelque chose qui devrait être caché".