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Les journalistes menacés de mort par un site d'extrême droite portent plainte
Dans une liste, le site d’extrême droite Réseau libre promet une "balle dans la nuque" à 180 journalistes, avocats et personnalités publiques. Visés, des journalistes de France Médias Monde portent plainte et dénoncent des appels au meurtre. Depuis le 9 juin, les experts interrogés par France 24 observent une montée en puissance de la violence de l'extrême droite en France, sur les réseaux mais aussi dans la vie réelle.

Au lendemain du second tour des législatives en France, le site d'ultradroite Réseau libre a fait parler de lui en encourageant sa communauté à "mettre une balle dans la nuque" à quatre personnalités de gauche – les insoumis Manuel Bompard, Alexis Corbière, Rachel Keke et le communiste Ian Brossat – ainsi qu'à l'avocat pénaliste Yassine Bouzrou, connu pour avoir défendu plusieurs familles de victimes de violences policières. Cet appel au meurtre était assorti des adresses personnelles des personnalités listées.

Dans l'entre-deux-tours des élections législatives anticipées, ce même site d'extrême droite appelait déjà à "éliminer" des avocats signataires d'une tribune contre le Rassemblement national (RN). Après plusieurs plaintes, le parquet de Paris a ouvert une enquête jeudi 11 juillet, pour menaces de mort et cyberharcèlement.

Cette semaine, la cible s'est élargie avec 180 personnalités publiques, dont des journalistes, élus, syndicalistes ou encore responsables associatifs, qui sont visées nommément. Menacés d'une "balle dans la nuque" sur le site de Réseau libre, des journalistes du groupe France Médias Monde, auquel appartient France 24, ont déposé une plainte collective vendredi 12 juillet.

Cette liste n'est en réalité pas nouvelle. Il s'agit d'un copié-collé des noms des signataires d'une tribune publiée le 3 octobre 2023 dans L'Humanité qui appelait, lors des États généraux de l'information, au libre exercice de leur mission d'information. 

Un site d'extrême droite hébergé en Russie

Réseau Libre, qui a publié ces listes, est un site francophone qui s'affirme "patriote". Créé en 2015 sous le nom d'Eurocalifat, il se targue d'être hors de portée de la justice française grâce à son serveur situé en Russie.

Le site serait tenu par Joël Michel Sambuis, un militant d'extrême droite de 64 ans identifié dans une enquête de Mediapart. Condamné en France pour escroquerie et "détention d'armes", ce dernier est installé en Russie depuis 1998.

Joël Michel Sambuis est soupçonné d'être le fondateur de plusieurs sites islamophobes et suprémacistes blancs, notamment l'ancien site néonazi SOS Racaille. "La première fois qu'il apparaît sur les radars du renseignement français, c'est en 2003 avec son site SOS Racaille, qui utilisait déjà le même modus operandi : des appels aux meurtres, entre autres", détaille Jean-Yves Camus, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès. 

L'activiste est alors arrêté en Russie, avec une coopération franco-russe, mais pas condamné. Pour Jean-Yves Camus, le fait que le fondateur du site habite en Russie "n'est pas anodin". "On peut se poser la question : est-ce que cela fait partie de la guerre hybride de la Russie contre la France, qui repose sur des affaires de manipulations et de menaces ?", interroge le politologue.

Depuis la médiatisation de l'affaire, le site de Réseau Libre est inaccessible, "en tout cas depuis l'Europe", explique un journaliste de France 24 figurant sur la liste, qui a tenté d'accéder au site via plusieurs VPN.

Plaintes déposées pour "menaces de mort"

Les journalistes de France Média Monde visés – une dizaine entre RFI et France 24 – se sont associés à une plainte collective pour "menaces de mort" déposée vendredi au procureur de la République au tribunal judiciaire de Paris.

La plainte, portée par l'avocat Joseph Breham du cabinet Ancile Avocats, lui-même plaignant, rassemble 44 plaignants qui font part de leur "sidération face à une réalité qui est celle d'une extrême droite 'patriote' qui considère, comme ceux censés être ses pires ennemis, que l'on peut répondre à la plume par les menaces, à l'encre par le sang et aux idées par la poudre".

Une autre plainte collective a été déposée le même jour par le cabinet Brengarth & Bourdon auprès du parquet de Paris, pour "menaces de mort" et "provocation de commettre un crime ou un délit".

Deux cabinets d'avocats supplémentaires travaillent également sur des poursuites et d'autres noms sur la liste, comme la militante écologiste Camille Étienne, portent plainte individuellement.

"Ce n'est que le début de l'enquête", réagit l'un des journalistes de France 24 qui a porté plainte. "Nous essayons de trouver les relais de cette liste, ceux qui l'ont partagée. Cela permettrait d'élargir la plainte sous X et d'ainsi porter un coup à la fachosphère."

La journaliste de Blast Salomé Saqué et la journaliste d'investigation Ariane Lavrilleux se sont elles aussi jointes à la plainte collective du cabinet Ancile Avocats. "Cela s'inscrit dans un cadre de pressions qui augmentent contre les journalistes de la part de l'extrême droite, avec un nombre de messages de haine et de menaces de mort très explicites pendant la campagne", analyse Salomé Saqué. "J'ai reçu en message privé, en pleine campagne : 'Tu sais, c'est que c'est pas parce que t'es journaliste que tu vas pas prendre une balle dans la tête. Tu passes pas le weekend.' Cela tombe évidemment sous le coup de la loi", témoigne la journaliste de Blast. "Cela montre le degré de violence de ces individus d'extrême droite pendant la campagne. C'était particulièrement violent."

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Un modus operandi typique de l'extrême droite

"Il y a toujours eu des personnes proférant des menaces de mort à travers des listes et cela reste encore une des façons d'agir de l'extrême droite", relate Jean-Yves Camus, qui souligne que les listes de gens à abattre sont des méthodes d'intimidation courantes des groupes d'extrême droite et que ce genre d'appels aux meurtres s'intègre dans une logique plus globale.

L'extrême droite a depuis longtemps développé un importante présence numérique. Il y a vingt ans déjà, on parlait d'une nébuleuse de sites d'extrême droite, dont certains menaient, dès 1999, "une sorte de guerre des nerfs sans foi ni loi avec leurs opposants, usant de méthodes d'intimidation (menaces de mort, appel au tabassage avec divulgation d'adresses physiques, etc.) et de diffamation", analysait, en 2003, le rapport du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap) "La naissance d'une nouvelle extrême droite sur Internet".

Dans l'histoire politique récente, ces agissements sur la Toile ont pu avoir des conséquences concrètes, comme l'illustre la tentative de meurtre sur Jacques Chirac, le 14 juillet 2002 par le néonazi Maxime Brunerie. Cet acte semble avoir été encouragé par le site d'extrême droite SOS Racaille, où "les appels à tuer 'Ben Shirak' [étaient] légion", expliquait le journal Le Monde en 2003.

"Tu vas voir quand on sera au pouvoir"

Pour le sociologue et politologue Erwan Lecoeur, la violence des groupes d'extrême droite est en constante augmentation. "La violence la plus en hausse est celle de groupuscules d'extrême droite, qui attaquent des militants de gauche, écologistes ou féministes. C'est de plus en plus fréquent, et les réseaux sociaux permettent de se rassembler plus facilement pour mener des opérations punitives." Selon ce spécialiste de l'extrême droite, la recrudescence de ce type de violences serait de l'ordre d'environ 50 % ces dernières années.

Le contexte politique a joué un rôle clef dans la désinhibition des groupes d'ultradroite et après le succès du Rassemblement national aux élections européennes du 9 juin, les groupes nationalistes ont multiplié les démonstrations de force souvent assorties de violences, dans la vie réelle et sur Internet. "J'ai aussi reçu énormément de messages du style : 'Tu vas voir quand on sera au pouvoir'", témoigne encore la journaliste Salomé Saqué. "C'est une libération de la violence et surtout une légitimation pour eux de leur propre violence", analyse t-elle.

Cette poussée de violence de l'extrême droite s'explique, selon Erwan Lecoeur, par un sentiment et un espoir d'impunité. "Le fait que Marine Le Pen soit très haut dans les sondages permet à ces groupuscules de se dire qu'il faut accélérer l'arrivée d'une guerre raciale, en semant le chaos dans le pays, pour que l'extrême droite puisse gagner les élections, par exemple en 2027, et que si Marine Le Pen venait à gagner ces élections, il y aurait une sorte d'amnistie pour tous les actes qui aurait été menés."