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"Zéro client, zéro revenu" : les prostituées de Belleville dans le viseur de la police avant les JO
Alors que le compte à rebours pour les JO de Paris 2024 a commencé, les prostituées chinoises du quartier de Belleville se disent victimes d'une intense campagne de harcèlement policier visant à les dissuader de travailler. Depuis plusieurs mois, des associations d'aide aux plus précaires dénoncent un nettoyage social destiné à faire briller la Ville Lumière le temps des Jeux.

Chaque mois, Aying* envoie une partie de son salaire à sa famille restée en Chine. Dans son pays, tout le monde pense que cette grand-mère d'une soixantaine d'années travaille à la caisse d'un supermarché parisien. En réalité, Aying est une travailleuse du sexe. Une "marcheuse" de Belleville. Depuis une dizaine d'années, elle fait partie d'un petit groupe de femmes chinoises qui, pour diverses raisons, ont fini par vendre leur corps dans les rues de ce quartier du nord-est de la capitale.

À son arrivée, en 2013, Aying avait pourtant d'autres projets. Elle espérait trouver un emploi dans l'un des nombreux restaurants ou bars de la ville, ou peut-être dans une boutique. "On disait qu’on pouvait gagner facilement de l'argent ici. Pour moi, la France c’était un pays un peu imaginaire, romantique. Paris, c’était la mode, Coco Chanel, Dior et tout ça", explique-t-elle en riant de sa naïveté d'alors. "En fait, Paris ce n’est pas du tout ça. C’est sale, bien loin du côté bling-bling", ajoute-t-elle, enveloppée dans un foulard estampillé "Prada".

Trouver un emploi s'est avéré en effet beaucoup plus difficile que prévu. En l'espace de quelques mois, ses économies ont fondu et elle a commencé à se prostituer pour survivre. Impossible pour elle d'imaginer un retour en Chine, dont elle est partie pour des raisons financières et à cause de "changements familiaux" sur lesquels elle préfère ne pas s'étendre.

Répression accrue

Depuis plusieurs décennies, les travailleuses du sexe asiatiques quadrillent le paysage de Belleville, un quartier populaire qui accueille l'une des plus importantes communautés chinoises de Paris. Selon des estimations de Médecins du Monde datant de 2016, les prostituées chinoises seraient près de 1 500 à travailler dans les rues de la capitale.   

"Zéro client, zéro revenu" : les prostituées de Belleville dans le viseur de la police avant les JO

La concentration de ces femmes aux abords du carrefour de Belleville ne doit rien au hasard :  situé au croisement de quatre arrondissements, il est plus difficile pour les policiers d'identifier le commissariat compétent pour effectuer des contrôles et des arrestations.  

Mais en 2016, la France a pris un virage dans la lutte contre la prostitution. Finie la pénalisation du racolage sur la voie publique. La sanction pèse désormais sur les acheteurs de services sexuels. Selon Aying, ce changement dans la loi a fait fuir une grande partie de sa clientèle, mais il a au moins permis de réduire le nombre de contrôles de police. Mais depuis environ un an, la donne a changé : les contrôles ont repris, et plus les Jeux de Paris approchent, plus la situation s'aggrave.

"Ils effectuent des contrôles tout le temps maintenant. Ils viennent même le soir et la nuit. C'est devenu systématique le mardi soir, par exemple, et le dimanche soir aussi", dit-elle. "Ils veulent nous empêcher de travailler", juge Aying.

Nombre de travailleurs et travailleuses du sexe de la ville ont également protesté contre les méthodes employées par la police ces derniers mois. En mars, un collectif de 17 associations et syndicats représentant les prostituées de Paris a publié une déclaration commune condamnant une "approche répressive tous azimuts" à l'approche des Jeux olympiques et mettant en garde contre les "conséquences évidentes pour la santé et la sécurité des travailleurs du sexe".

Selon ces associations, la police mène actuellement une campagne de harcèlement consistant à multiplier les contrôles d'identité. Pour les travailleuses du sexe chinoises, ces contrôles sont particulièrement dissuasifs. Non seulement ces femmes sont sans-papiers, mais la grande majorité d'entre elles sont âgées et malades.

"Ce ne sont pas des jeunes femmes. La plupart d'entre elles ont 45, 50 et 60 ans, parfois plus", explique Ting, qui travaille comme responsable, coordinatrice, administratrice, interprète, comptable et bien plus encore pour l'association Les Roses d'Acier. Créée en 2014, cette association tente d'aider ces travailleuses du sexe à comprendre leurs droits et à les orienter vers un parcours de soins.

L'accès à des traitements médicaux est vitale pour ces femmes vulnérables et âgées. Confrontées à des changements hormonaux radicaux liés à la ménopause, elles souffrent d'une multitude de problèmes de santé par rapport à leurs collègues plus jeunes. En situation irrégulière, elles craignent également d'être expulsées et de ne plus jamais pouvoir obtenir de visa. En décembre 2023, l'une d'entre elles, arrivée illégalement sur le territoire français, a été renvoyée vers la Chine.

À cela s'ajoute les risques d'agressions physiques. Depuis que Ting a commencé à travailler avec ces femmes, il y a dix ans, plusieurs d'entre elles ont été assassinées. "J'en compte déjà entre six et huit", glisse-t-elle. "Il y a aussi les décès naturels, avec beaucoup de femmes qui ont succombé à des crises cardiaques."

Mères et grands-mères

Ting, qui est la seule du collectif à parler couramment le français, explique que la plupart des "Roses d'acier" (quelque 150 à Belleville et environ 600 en France) sont venues en Europe à la recherche d'une vie meilleure, après avoir connu de graves difficultés sociales et financières en Chine.

"Elles ont affronté la précarité, le chômage, un mari violent, ou son décès. C'est beaucoup de mères, même des grand-mères, qui essayent de transformer leur situation et de remplir des responsabilités familiales", résume-t-elle.

"Zéro client, zéro revenu" : les prostituées de Belleville dans le viseur de la police avant les JO

Le durcissement des méthodes de la police à Belleville a provoqué une onde de choc et de peur au sein de la communauté, affirme la militante. "C'est vraiment problématique, on s'inquiète beaucoup. On a déjà vu qu’il y a beaucoup plus de contrôles et d'arrestations ces derniers mois. C’est clair qu’ils visent les TDS [travailleuses du sexe] chinoises. En plus, c'est totalement discriminatoire : s'il y a trois travailleuses du sexe dans la rue et que l'une d'entre elles est Chinoise, ils s'en prendront à elle. Et la situation ne fera qu'empirer à mesure que nous approcherons des Jeux."

Belleville, l'un des rares quartiers de Paris intra-muros où la prostitution est encore manifeste, pourrait devenir invivable pour de nombreuses travailleuses du sexe chinoises, selon Ting. Ces dernières pourraient se retrouver sans ressources ou devront partir pour d'autres villes – vers des lieux et des clients qu'elles ne connaissent pas, loin du suivi social dont elle bénéficie à Paris.

"Si elles ne peuvent pas travailler, elles doivent économiser plus d’argent. Donc, cela implique des prises de risques, comme accepter des pratiques qu’elles ne voulaient pas accepter auparavant", estime Ting, selon laquelle ces femmes gagnent entre 30 et 80 euros par client, selon le service.

Dans une réponse envoyée par courriel, la préfecture de police de Paris n'a pas souhaité s'exprimer sur les accusations de harcèlement policier formulées par les prostituées chinoises. En revanche, elle reconnaît une intensification, à l'approche des Jeux, de sa "lutte contre la prostitution", le proxénétisme et les maisons closes à travers des brigades spécialisées.

Contactée par France 24, la mairie du 20e arrondissement n'a pas donné suite à nos sollicitations.

Selon Aying, qui occupe désormais le poste de présidente des Roses d'Acier, les travailleuses du sexe chinoises représentent des cibles faciles pour les autorités françaises. "La plupart d'entre nous n'ont pas de papiers d'identité et ils utilisent donc les contrôles d'identité comme prétexte pour nettoyer les rues", estime-t-elle.

Bien qu'Aying n'ait plus à se préoccuper des contrôles d'identité – elle est l'une des rares "Roses d'Acier" à avoir obtenu un statut légal en France –, elle peine à trouver des clients dans le contexte actuel. "Il y a beaucoup de jours où je n'ai aucun client. Je n'ai aucun revenu", confie-t-elle.

En ces jours de vache maigre, elle affirme qu'il est encore plus important de garder la tête froide et de ne pas prendre de risques inutiles. "Cela signifie tout faire pour essayer de rester en sécurité." Mais pour ses consœurs sans papiers de Belleville, le grand ménage préolympique ne laisse que peu d'alternatives.

*Son nom a été modifié à sa demande, pour préserver son anonymat.

Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage, l'original est à retrouver ici.