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Amour, castes et corruption : le cinéma indien dans tous ses états au festival de Cannes
De notre envoyé spécial à Cannes – Avec la diffusion de sept films, le cinéma indien est à l’honneur cette année à Cannes. "All we imagine as light", premier film indien en compétition depuis trente ans, et "Santoch", présenté dans la catégorie Un certain regard, ont été particulièrement remarqués. Entretiens croisés avec les équipes des deux films.

Trait d'union entre les mastodontes du cinéma international et la production émergente, le festival de Cannes a pour habitude de braquer ses projecteurs sur des pays et continents qui se démarquent par leur créativité, leur influence ou leur singularité. Après une année 2023 qui avait mis les cinémas africains à l'honneur, avec six films en sélection officielle et un Carrosse d'or (qui distingue un réalisateur) attribué au Malien Souleymane Cissé, c'est au tour de l'Inde de tirer son épingle du jeu.  

Sept films issus de ce pays à la production cinématographique foisonnante sont projetés dans le cadre du festival, dont deux dans la sélection officielle cannoise. "All we imagine as light", de Payal Kapadia, voyage initiatif féministe de deux colocataires vivant à Bombay, est le premier film indien sélectionné en compétition depuis "Destinée", de Shaji N. Karun, présenté en 1994.  

Diffusé dans la catégorie Un certain regard, dédié aux nouveaux talents, "Santoch", de Sandhya Suri, propose quant à lui une plongée au cœur de la police indienne, à travers une enquête haletante sur l'assassinat d'une jeune fille de caste inférieure.

Le poids écrasant du patriarcat 

Dans "All we imagine as light", Prabha et Anu partagent un appartement à Bombay, où elles exercent toutes deux le métier d'infirmière. La première, au tempérament effacé, vit dans le respect des normes sociales et attend patiemment le retour de son mari, parti à l'étranger, dont elle n'a plus de nouvelles. La seconde tente au contraire de s'affranchir de ces codes. Elle entretient une romance secrète avec un jeune musulman et souhaite échapper au mariage arrangé que ses parents ont prévu pour elle. Ce décalage génère parfois des tensions entre les deux amies. 

"Dans la culture indienne, comme dans beaucoup de pays d'Asie du Sud, le patriarcat est très ancré et pousse parfois les femmes à se confronter, à se tirer vers le bas, au lieu d'être solidaires pour dépasser ce modèle", déplore la réalisatrice du film, Payal Kapadia. 

"Vous pouvez avoir la liberté financière sans pour autant avoir la possibilité de choisir votre partenaire, car c'est bien souvent la famille qui tire les ficelles", souligne-t-elle. "La femme est un vecteur d'honneur. Le comportement des filles rejaillit sur les parents et je trouve que cela infantilise les femmes". 

Amour, castes et corruption : le cinéma indien dans tous ses états au festival de Cannes

Le film "Santoch", de Sandhya Suri, expose d'une lumière plus crue encore l'emprise de la famille sur la vie de son personnage central. À la mort de son mari, le sort d'une jeune femme est débattu entre les deux familles. Ses parents estiment qu'ils ont payé une dot et que la belle-famille doit l'accueillir, mais cette dernière refuse, arguant que la jeune veuve a profité des finances de leur fils. Santoch, elle, attend à côté sans rien dire. 

L'"emploi compassionnel", ou le travail en héritage

Acculée, la jeune femme se voit alors proposer de prendre le travail de son défunt mari, intégrant ainsi la police, selon la pratique dite de l'"emploi compassionnel". "Ce système qui existe en Inde dans le fonctionnariat, permet d''hériter' de l'emploi du père ou du mari à la mort de celui-ci, le but étant d'éviter de voir les familles sombrer dans la pauvreté", explique la réalisatrice du film, Sandhya Suri. 

Cette pratique, qui concerne des personnes en situation de dépendance financière, est également ouverte aux frères et sœurs, suscitant parfois des conflits au sein des familles, et même des poursuites judiciaires. "Il arrive que des gens se battent pour obtenir ces postes car même s'ils ne sont pas forcément bien payés, ce sont des emplois à vie qui offrent la sécurité", souligne l'actrice du rôle-titre, Shahana Goswami.  

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Désormais policière, Santoch entreprend de faire la lumière sur l'assassinat d'une jeune femme hindoue de caste inférieure. Elle plonge alors dans un monde gangrené par la corruption, où la justice n'est pas la même pour tous. "Il y a ceux que l'on ne veut pas toucher et ceux que l'on ne peut pas toucher", résume à un moment du film sa supérieure hiérarchique. 

"J'ai souhaité apporter un contrepoids à la représentation de la police dans les films de Bollywood, qui les présente parfois en héros et glorifient la violence", explique Sandhya Suri. "Pour moi, il s'agissait de faire un pas de côté et de dépeindre une réalité plus nuancée."

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Grande fête du cinéma indien à Cannes 

Loin du spectacle de Bollywood, le festival de Cannes a choisi de célébrer un cinéma indien introspectif, vecteur de messages forts sur la société. "Il y a beaucoup de films d'auteurs en Inde comme ceux de Shyam Benegal, qui est présent cette année à Cannes et dont le travail, depuis les années 1970, m'a beaucoup inspiré", souligne la réalisatrice de "Santoch". 

Le réalisateur, producteur et scénariste a présenté sur la Croisette une version restaurée de son film "Manthan" (1976), grand classique du cinéma indien qui s'offrira du même coup une nouvelle sortie en salles dans son pays dès juin.

Autre événement marquant cette année au festival, la masterclass du directeur de la photographie Santosh Sivan, première du genre pour un artiste indien à Cannes, qui s'est vu attribuer vendredi soir le prix Pierre Angénieux, décerné chaque année à un grand chef opérateur.

Une effervescence autour de l'Inde dont se réjouit l'actrice Sunita Rajwar, second rôle-titre de "Santoch", qui a fait cette année ses premiers pas sur la Croisette. "Je suis très reconnaissante du soutien que nous avons reçu ici à Cannes et j'aime l'atmosphère du festival. Tous ces gens du monde entier réunis dans un endroit, qui expriment tant de passion pour des films qui ne sont même pas dans leur langue. C'est quelque chose !" 

"Nous avons un cinéma indépendant très actif depuis longtemps en Inde et nous sommes ravis de profiter cette année de l'énorme exposition du festival", renchérit sa partenaire Shahana Goswami.  

La réalisatrice de "All we imagine as light", Payal Kapadia, estime pour sa part que le cinéma indien y mériterait plus d'exposition. "Trente années sans film en compétition, pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de films ?", s'exclame-t-elle. "J'espère qu'il ne faudra pas attendre trente années supplémentaires pour le prochain."

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