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"Un discours odieux, mais sans surprise" : les musulmans indiens ciblés par la campagne de Modi
Le discours de campagne du Premier ministre indien, Narendra Modi, qui a qualifié les musulmans du pays d'"infiltrés", a suscité un tollé en Inde alors que s'ouvre vendredi la deuxième phase des élections générales. Pourquoi Narendra Modi a-t-il choisi de les remettre au centre de son discours électoral ? Éléments de réponse avec Irfan Nooruddin, professeur de politique indienne à l'université de Georgetown, à Washington.

Le marathon électoral continue en Inde. Après la première phase du scrutin, une deuxième étape s'est ouverte, vendredi 26 avril, avec des millions d'électeurs attendus dans les bureaux de vote. Six autres autres phases doivent encore se dérouler sur un mois jusqu'aux résultats prévus le 4 juin. 

Pour mobiliser les électeurs, le Premier ministre était dans l'État occidental du Rajasthan le week-end dernier, une circonscription qui vote ce vendredi. À cette occasion, Narendra Modi a déclenché un tollé en qualifiant les musulmans d'" infiltrés".

Ce dernier a également accusé le Parti du congrès, l'un des principaux parti d'opposition, de vouloir confisquer l'or et les bijoux des femmes hindoues et que son programme électoral prévoyait la distribution des richesses confisquées aux musulmans.

Le manifeste du Parti du congrès ne fait pourtant aucune mention des musulmans ou d'un autre groupe religieux. Comme le rappelle RFI, Narendra Modi fait ici référence à un discours de l'ancien Premier ministre et membre du Parti du congrès, Manmohan Singh, appelant à partager équitablement les richesses du pays avec toutes les minorités.

À la suite de ces propos virulents, plus de 17 000 personnes ont signé une pétition adressée à la Commission électorale indienne, demandant que des mesures soient prises à l'encontre de Narendra Modi pour discours haineux envers des musulmans et pour violation du code de conduite de la Commission. Le Parti du congrès a également adressé une pétition en ce sens.

Mais selon Irfan Nooruddin, professeur de politique indienne à l'université de Georgetown, à Washington, ce discours volontairement "choquant" destiné à "mobiliser sa base électorale" ne devrait aboutir à aucune sanction.

France 24 : Comment avez-vous réagi aux propos de Narendra Modi ? Est-ce le signe d'un double discours : l'un adressé à une audience nationale et un autre destiné à ses partenaires internationaux ?  

Pour tous ceux qui ont suivi les élections indiennes au cours de la dernière décennie, les commentaires de Narendra Modi ne sont pas une surprise. Il a souvent utilisé, et avec beaucoup de succès, des discours haineux contre les musulmans pour mobiliser sa base électorale. Le parti qu'il représente, le Bharatiya Janata Party, ou BJP, se proclame très fièrement comme le parti du nationalisme hindou. Il ne cache pas son ambition de faire de l'Inde une nation hindoue et d'abandonner les références laïques présentes dans la constitution indienne proclamée lors de l'indépendance en 1947.

Les propos de dimanche font suite à deux discours prononcés récemment, dans lesquels il discrédite les musulmans pour rabaisser le Parti du congrès. Lorsque ce dernier a publié son manifeste avant les élections, Modi a déclaré qu'il "empestait" la Ligue musulmane [le parti créé en 1906 pour défendre les intérêts de la communauté musulmane], le parti d'avant l'indépendance qui a conduit à la création du Pakistan.

Ce discours était particulièrement choquant avec ces affirmations selon lesquelles le Parti du congrès allait entrer dans les maisons et s'emparer des biens [...] pour les donner aux musulmans. Il a également parlé [...] du stéréotype selon lequel les musulmans ont plus d'enfants que les hindous, et que cela faisait partie d'un plan pour éroder la majorité hindoue dans le pays.

Ce discours est tout à fait cohérent avec la façon dont il a fait campagne au cours des dix dernières années, et sans doute au cours des vingt dernières années quand il était en poste dans l'État [occidental] du Gujarat [où Modi a été ministre en chef de 2001 à 2014].

Oui, c'est une image complètement différente de celle projetée sur la scène internationale où Narendra Modi met en avant la démocratie indienne et l'opportunité d'un partenariat avec la France ou les États-Unis, en particulier à un moment où ces pays cherchent des alternatives à la Chine. Mais je dirais que [...] les Occidentaux ont aussi fait le choix de détourner le regard pour ne pas voir cette rhétorique et tout ce qui s'est passé en Inde au cours de la dernière décennie.

Après ce discours, des pétitions ont été adressées à la Commission électorale. Dans l'Inde du cricket, l'organisme est souvent surnommé "l'arbitre neutre". Qu'en pensez-vous ?

La Commission électorale est le principal arbitre des élections indiennes. Il s'agit en théorie d'un organe indépendant, d'un organe bureaucratique qui applique le code de conduite.

Il s'agit d'un ensemble de règles que tous les partis sont censés respecter pendant la campagne électorale et qui permet de veiller à ce que les élus n'abusent pas de leur autorité. Il est donc interdit de faire campagne lorsqu'on est en mission officielle pour le gouvernement, d'acheter de l'alcool et de distribuer de l'argent pour acheter des voix ou encore d'utiliser l'imagerie et l'iconographie religieuses.

Narendra Modi et son parti violent clairement la lettre et l'esprit de la loi. Nombre d'entre eux ont utilisé les images du Seigneur Ram [un célèbre héros de la mythologie hindoue] dans leur campagne, ce qui va à l'encontre des règles de la Commission électorale.

Or, la Commission dispose d'un certain pouvoir pour sanctionner les hommes politiques qui enfreignent ces règles. Elle peut exiger des excuses ou obliger des candidats à se retirer et à ne plus être éligibles s'ils sont reconnus coupables d'une violation flagrante. Cependant, personne ne s'attend à ce qu'elle soit en mesure de faire tout cela vis-à-vis du Premier ministre Modi.

Malheureusement, cela alimente le sentiment croissant que la Commission électorale indienne, comme de nombreuses autres institutions publiques indiennes, a été compromise.

Dans un pays comme la France, où les élections se déroulent sur une journée, les règles relatives à la campagne et à la couverture médiatique sont très strictes. En Inde, la durée du scrutin représente-t-elle un défi supplémentaire pour les autorités ?

C'est particulièrement vrai depuis l'avènement d'Internet et des réseaux sociaux. Les règles électorales ont été établies dans un monde où Internet n'existait pas. L'objectif de cette longue élection est pourtant louable : l'État indien exige que chaque citoyen ait accès à un bureau de vote situé à moins de deux kilomètres de son domicile.

Ainsi, au lieu que les citoyens soient contraints de faire de longs trajets pour se rendre dans un isoloir, en particulier ceux qui vivent dans les régions rurales, les élections indiennes vont à leur rencontre. Et ce, dans un pays qui compte un milliard d'électeurs. Il s'agit d'un exploit logistique incroyable qui demande beaucoup de temps. C'est pourquoi cette élection comporte sept phases qui s'étalent sur près de six semaines.

Cela signifie que le défi du gouvernement et de la Commission électorale pour contrôler ce qui se dit et, plus important encore, pour contrôler la désinformation diffusée sur les réseaux sociaux, [...] est bien différent de l'époque où il n'y avait que la télévision et la radio. Les messages WhatsApp, les comptes Twitter, les comptes Facebook - tout cela a rendu la tâche beaucoup plus difficile.

Je pense qu'à long terme, l'Inde, comme beaucoup d'autres pays, va devoir s'attaquer à la problématique de l'intégrité des élections et au contrôle des différentes façons dont chaque politicien veut faire passer son message, y compris, souvent, en propageant des contre-vérités.

Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.