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Génocide des Tutsi au Rwanda : une plongée dans l’horreur à hauteur d’historiens
Le Rwanda entame à partir du 7 avril la 30e commémoration du génocide. Depuis trois décennies, des chercheurs étudient ces dernières violences de masse du XXe siècle qui ont fait plus de 800 000 morts, en majorité des Tutsi. Comment les historiens travaillent-ils sur ce massacre ? Comment faire face aux témoins et aux rescapés de ces tueries du printemps 1994 ?

Entre le 7 avril et début juillet 1994, en seulement 100 jours, plus de 800 000 personnes, majoritairement des Tutsi, ethnie minoritaire, ont été massacrées au Rwanda. Trois mois durant, armée, milices Interahamwe mais aussi simples citoyens ont tué – avec fusils, machettes ou gourdins – les Tutsi, appelés "inyenzi" ("cafards" en langue kinyarwanda), mais aussi des Hutu.

Dès la fin du carnage, des historiens ont commencé à étudier ce génocide déclenché au lendemain de l'attentat contre le président hutu Juvénal Habyarimana, dont l'avion avait été abattu au-dessus de la capitale Kigali, dans une frénésie de haine alimentée par une virulente propagande anti-Tutsi. Dans les mois qui ont suivi, des premiers travaux ont été publiés pour notamment décrypter la genèse et le déroulement de ces tueries.

Une immédiateté scientifique qui s'était déjà imposée pour d’autres événements historiques, comme l’explique l’historien rwandais Raphaël Nkaka : l'avocat "Raphael Lemkin a publié son 'Axis Rule in Occupied Europe' en 1944 dans lequel il défendit le terme de génocide qu’il venait de créer au moment même où un génocide était perpétré contre les Juifs. Antoine-Vincent Arnault [homme politique et dramaturge, NDLR] avait aussi publié une vie politique et militaire de Napoléon Bonaparte en 1822, une année après la mort de l’empereur."

"Un choc émotionnel"

Depuis trente ans, ce professeur à l’Université du Rwanda analyse l’histoire du racisme et des politiques raciales dans son pays du début du XXe siècle au génocide des Tutsi. Sa thèse soutenue en 2013 a ainsi porté sur "l’emprise d’une logique raciale sur la société rwandaise (1894-1994)". Lors des événements de 1994, il se trouvait dans la zone contrôlée par le FPR (Front patriotique rwandais, ex-rébellion tutsie dirigée par Paul Kagame, devenu président du Rwanda) dans le nord du pays. Tutsi, il avait fui les violences perpétrées dès 1991 contre les Bagogwe, issus de la même minorité. Lors du génocide, il a perdu ses deux sœurs, leurs maris et leurs enfants, ainsi que des cousins et des cousines.

Malgré ces événements traumatisants, Raphaël Nkaka estime que ses origines n’influencent pas son travail scientifique. "Être tutsi n’est pas primordial. C’est une construction sociopolitique qui n’a de signification que lors des compétitions pour le pouvoir politique. C’est une identité instrumentalisée pour la conquête ou la perte de ce pouvoir. Elle n’influe donc pas sur la qualité de recherche", décrit-il. "Les travaux que je mène ne contredisent pas mon mémoire de licence produit au Rwanda avant le génocide perpétré contre les Tutsi."  Raphaël Nkaka enseigne en effet l’histoire depuis 1987. Il insiste sur le fait que sa vocation est née bien avant les massacres qui ont touché son pays : "Ce que j’ai réalisé après le génocide est une amélioration continuelle et non une rupture de ce que j’ai fait avant 1994."

Pour sa consœur française Hélène Dumas, les crimes au Rwanda constituent en revanche un tournant dans sa vie personnelle. En 2004, elle se rend pour la première fois dans le pays à l’occasion du dixième anniversaire du génocide. "C’était un voyage d’étude, mais je ne pensais pas du tout devenir historienne. C’est le sujet qui m’a choisi. J’ai ressenti un choc émotionnel à la découverte de ce qui restait des traces du génocide. Cela a été le déclencheur de mon interrogation intellectuelle."

Au contact des témoins du génocide

En l’espace de vingt ans, cette chargée de recherche au CNRS est devenue l’une des références sur l’histoire du génocide des Tutsi. Autrice de l'ouvrage "Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda" (éd. du Seuil), paru en 2014 et fruit d’une enquête dans une commune du Rwanda, Hélène Dumas s’est confrontée au plus près à cette violence inouïe. Une expérience qui laisse des traces. "Je travaille à la fois sur des sources écrites et sur des sources orales. Mais ce n’est pas du tout la même chose de recevoir le témoignage de quelqu’un qui a traversé cette expérience à peine imaginable. Quand quelqu’un vous raconte qu’il a passé 14 jours cachés dans des latrines sans manger, ce n’est pas exactement la même chose que de le lire", confie-t-elle.

Après deux décennies plongées dans les archives et dans les témoignages, elle admet qu’il est souvent difficile de mettre ses émotions de côté : "Quand on travaille sur un sujet comme celui-ci, feindre le détachement absolu, ce serait presque un mensonge. Quand vous faites des entretiens, les gens sentent très bien si vous êtes en empathie. Il y a quelque chose de l’ordre d’une relation intersubjective qui échappe un petit peu à toutes sortes de protocoles scientifiques."

L’historienne a particulièrement été marquée par le sort des plus jeunes lors de ces tueries de 1994. Dans son livre "Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006)" (éd. La Découverte) publié en 2020, elle a abordé cette histoire en analysant des cahiers rédigés par des survivants, enfants et adolescents : "Ce n’est pas seulement parce qu’ils représentent une figure un peu iconique de l’innocence, mais aussi parce que les enfants sont la cible privilégiée d’une politique génocidaire. C’est le critère qui distingue le génocide de toute autre manifestation de violence." Dans toute cette horreur, Hélène Dumas a aussi été touchée par des figures de "sauveteur", ces Justes hutus qui ont permis à des Tutsi de survivre : "Il faut souligner le rôle de ces personnes qui ont fait preuve d’humanité et qui ont montré par leurs actes et leur engagement qu’un choix était possible."

Des champs scientifiques à explorer

Ces différentes approches permettent d’éclairer au plus près tous les aspects de ces violences de masse. Alors que le pays commémore les 30 ans du génocide, des travaux continuent d’instruire l’Histoire. En France, une commission d'historiens mise en place par le président Emmanuel Macron a ainsi conclu en 2021 à des "responsabilités lourdes et accablantes" de l’État français, qui entretenait des relations étroites avec le régime hutu quand le génocide a débuté, tout en écartant la complicité. Plus récemment, l’ONG Human Rights Watch a annoncé, mardi 2 avril, la publication d’archives, en grande majorité inédites, témoignant des efforts extraordinaires déployés par des défenseurs des droits humains au Rwanda et à l’étranger pour lancer l’alerte au sujet du génocide en 1994 et tenter d’arrêter les massacres.

Génocide des Tutsi au Rwanda : une plongée dans l’horreur à hauteur d’historiens

Depuis l’Université du Rwanda, Raphaël Nkaka poursuit son analyse des sources du génocide : "Il reste des champs scientifiques à étudier, comme notamment la manipulation des identités hutue, tutsie et twa pendant la période coloniale." Hélène Dumas abonde dans ce sens : "Il y a beaucoup de choses à faire dans les archives coloniales. Il y a encore beaucoup de fonds qui n’ont pas été explorés. Il y a du travail pour des décennies." Mais pour l’historienne française, la plus grande interrogation reste celle de la transmission : "Il va y avoir une nouvelle génération de professeurs qui n’a pas connu le génocide. Comment vont-ils enseigner cette histoire ?" Aujourd'hui, plus de 70 % des 13 millions de Rwandais sont âgés de 30 ans ou moins. Sans oublier les faits, le pays cherche à s’affranchir du poids de ce passé. Pour Hélène Dumas, il est désormais important de "décloisonner l’histoire du génocide des Tutsi et de le faire entrer dans l’histoire générale mondiale et internationale des génocides du XXe siècle".