Wang, 13 ans, vivait avec ses grands-parents dans un petit village du Hebei, en Chine, à 440 kilomètres au sud de Pékin. Dimanche 10 mars, en début d'après-midi, il les prévient qu'il sort jouer avec des amis. Mais plusieurs heures plus tard, l'adolescent n'est pas rentré et son portable ne sonne plus. Son corps est finalement retrouvé le lendemain matin dans une serre abandonnée, le visage tuméfié, visiblement frappé par des coups de pelle.
Rapidement, l'exploitation d'images de vidéosurveillance amène à soupçonner trois élèves de son collège, tandis que plusieurs témoignages viennent affirmer que ces derniers harcelaient la victime depuis plusieurs mois. Si les trois jeunes ont été arrêtés et placés en garde à vue, aucune charge n'a pour le moment été retenue contre eux.
Depuis, l'affaire provoque une vive émotion et a un fort retentissement dans la presse et sur les réseaux sociaux chinois relançant un vieux débat : le sort des "enfants laissés à l'arrière", selon une expression chinoise consacrée.
Wang, tout comme les trois élèves suspectés de son assassinat, fait en effet partie des quelque 67 millions de jeunes, d'après un rapport publié conjointement en avril 2023 par l’Unicef et le Bureau national des statistiques chinois, laissés à la garde de leurs grands-parents ou de proches de la famille par leurs parents partis chercher du travail ailleurs.
"Et sa mort brutale vient mettre en lumière toutes les inquiétudes d'une partie de la société autour de la délinquance juvénile, du harcèlement scolaire, mais surtout du sort qui est réservé à ces jeunes et aux problèmes auxquels ils sont confrontés au quotidien", explique Chen Xiaojin, professeur associé à l’université Tulane de La Nouvelle-Orléans et auteur d'un ouvrage à paraître sur la question.
Migration contrôlée
"Depuis la fin des années 1980 et les réformes engagées par l'ancien dirigeant Deng Xiaoping pour favoriser la croissance chinoise, les campagnes se sont vidées de leur population en âge de travailler", rappelle Camille Salgues, spécialiste de la Chine au Centre d’études internationales de Sciences Po et chercheur au sein du projet européen Dealing with a Resurgent China. "Des milliers de Chinois migrent chaque année vers des zones industrielles ou les grandes villes à la recherche d'un emploi et avec l'espoir d'un avenir meilleur."
Et toutes les familles se retrouvent confrontées au même dilemme : emmener leurs enfants avec eux ou non. "Pendant longtemps, les conditions n'étaient pas du tout réunies pour partir avec son enfant. C'étaient majoritairement les hommes qui partaient travailler et ils logeaient dans des dortoirs et gagnaient des salaires très bas", poursuit le spécialiste. "Aujourd'hui, les choses ont évolué et de plus en plus de parents décident de partir avec leurs enfants, mais ces derniers se retrouvent souvent à vivre dans des conditions de vie très précaires."
D'autant plus qu'à ces obstacles financiers vient s'ajouter le système du "hukou". Entre le livret de famille et le certificat de résidence, ce document a été instauré par Mao Zedong dans les années 1950 pour contrôler les flux de migrations internes. Sur chaque "hukou" est indiqué l'identité de la personne, son lieu de naissance et une mention "rural" ou "urbain". Or, seul le "hukou"" ubrain donne normalement le droit de vivre "en ville", d'acquérir un logement à un prix subventionné, d'envoyer ses enfants à l'école en ville, de bénéficier d'une assurance médicale ou encore d'une indemnité chômage en cas de licenciement. "Ce système s'est assoupli depuis le début des années 2000, mais il continue notamment de freiner l'accès aux écoles publiques aux enfants des migrants 'ruraux'", poursuit Camille Salgues.
"Face à cela, de nombreuses familles préfèrent donc laisser les enfants au village, souvent avec leurs grands-parents. D'autres jonglent entre les deux systèmes d'une année sur l'autre", termine-t-il. Au total, selon le rapport de l'Unicef, 138 millions d’enfants chinois sont affectés par les migrations internes, soit 46 % des 0-17 ans. Parmi eux, 71 millions migrent avec leurs parents et 67 millions sont donc "laissés à l’arrière".
Troubles psychologiques
"De nombreuses voix s'élèvent depuis plusieurs années dénonçant les conséquences sur leur éducation et leur santé mentale", poursuit Chen Xiaojin. Au-delà de l'absence de leurs parents, que ces enfants ne voient souvent qu'une à deux fois par an, les grands-parents n’ont souvent pas le niveau d’éducation suffisant pour les aider dans leur scolarité. Plusieurs études ont par ailleurs mis en avant leurs risques accrus de développer des "troubles psychologiques" comme de la dépression et de l'anxiété, d'être victime d'abus et de harcèlement, mais aussi de tomber dans la délinquance.
En 2015, la mort de quatre frères et sœurs livrés à eux-mêmes dans un village de la préfecture de Bijie, l'une des plus pauvres du pays, qui s'étaient suicidés en avalant des pesticides, ou encore, en 2012, la mort de cinq enfants intoxiqués au monoxyde de carbone en ayant mis le feu à une poubelle pour se réchauffer avaient ainsi déjà provoqué une vive émotion dans le pays.
"Tous les enfants laissés en arrière ne sont certainement pas aussi malheureux que ces histoires ou ces discours peuvent le laisser penser", nuance Camille Salgues. "Mais depuis le début des années 2000, l'opinion publique est abreuvée d'un discours sur la 'société harmonieuse', où on lui rappelle que la prospérité chinoise doit beaucoup à ses migrants et à son travail. Le sort de ces enfants est donc perçu comme une véritable injustice."
Réformer le "hukou"
"On ne prête pas assez attention à la santé mentale des jeunes dans les campagnes. Des affaires similaires se reproduiront", dénonçaient ainsi plusieurs internautes ces derniers jours sur la plateforme Weibo après le drame de Hebei.
"Cet accident n'est que la partie émergée de l'iceberg. Tous ces enfants ont besoin d'un meilleur soutien psychologique", abondait de son côté auprès de CNN Shuang Lu, sociologue à l'université de Floride et spécialiste de ces questions. "Mais à long terme, la seule solution viable est de s'attaquer aux inégalités entre les campagnes et les villes", insiste-t-elle.
Mais malgré le fort retentissement de ces affaires, les mesures allant dans le sens d'un rapprochement entre les enfants de migrants et leurs parents peinent à s'imposer. "Le constat est finalement assez similaire à ce que nous pouvons connaître avec l'immigration en France. On a besoin de ces migrants pour notre économie, mais on rechigne tout de même à partager nos droits sociaux et à payer pour eux", résume Camille Salgues.
Dans certaines petites agglomérations qui ont besoin d’attirer de la main-d’œuvre, il est désormais possible pour un migrant – s'’il travaille et paye ses charges sociales – de demander le statut de local et de profiter des services sociaux liés, notamment l'accès aux établissements scolaires pour ses enfants. Mais dans les grandes villes comme Pékin ou Shanghai, cela reste quasi impossible. "Avec le même discours qu'on entend ailleurs : c'est là où les services publics sont le plus développés. Ils craignent donc un afflux massif s'ils assouplissent trop les réglementations", termine le spécialiste.