Visage juvénile et chevelure blonde, Oleksandr “Teren” Budko est l'attraction du jour à l'Institut culturel ukrainien de Paris. Ce soir-là, devant un public nombreux, l'ancien soldat de 27 ans présentait en France "L'histoire d'un homme têtu", une autobiographie parsemée de souvenirs du front et retraçant son parcours de la vie civile à celle de militaire puis de vétéran meurtri par les combats.
Oleksandr Budko a commencé à écrire en octobre 2022, deux mois seulement après avoir perdu ses deux jambes à la suite d'un tir d'obus lors de la contre-offensive menée par les forces armées ukrainiennes pour reprendre la ville de Kharkiv. "C'est sur la ligne de front que j'ai trouvé l'inspiration pour mes écrits", confie-t-il. Avant sa blessure, il publiait déjà de courts textes accompagnés de photos de lui et de ses camarades en tenue de combat, alors qu'ils s'efforçaient de repousser l'ennemi russe.
Vêtu d'une chemise bleue matelassée et d'un short laissant apparaître ses prothèses, Oleksandr Budko semble aussi à l'aise qu'un humoriste devant une foule venue l'applaudir. "Il n'y a pas de vérité dans la jambe", plaisante-t-il, une référence à un proverbe ukrainien selon lequel une personne fatiguée est incapable de penser correctement et de dévoiler la vérité.
Héros de guerre
Car Oleksandr “Teren” Budko a voulu se rapprocher au plus près de la vérité de la guerre, celle des voix de ses camarades, des images et des sons. Mais sur le front Est, impossible d'écrire. Le jeune homme explique qu'à chaque tentative des crises d'angoisse de plusieurs mois l'ont submergé l'empêchant d'avancer.
C'est finalement à des milliers de kilomètres de son pays natal qu'il trouve la force de raconter son expérience. Après avoir perdu ses deux jambes, l'ancien soldat s'est rendu en Floride aux États-Unis pour se faire équiper de deux prothèses sportives en vue d'une participation aux Invictus Games, une compétition multisports pour soldats et vétérans de guerre blessés et personnes en situation de handicap.
"J'étais là, sous le soleil, j'ai nagé dans la mer à Miami, j'ai mangé chez McDonald's - et cela m'a donné les circonstances parfaites pour écrire ce livre", explique-t-il. La journée, il se consacre aux exercices de rééducation mais le soir il travaille sur ses écrits. Comme s'il plongeait dans les eaux cristallines de la côte atlantique, il s'immerge dans ses souvenirs de guerre.
"Certaines des personnes dont j'ai parlé dans le livre sont mortes, et c'est pourquoi il a été si difficile d'écrire le texte", explique Oleksandr Budko. "Heureusement, de nombreuses personnes figurant dans le livre ont survécu, "y compris mon camarade Artem", ajoute-t-il en désignant un jeune homme en fauteuil roulant assis au premier rang. Le public, composé en grande partie d'Ukrainiens, applaudit alors à tout rompre pour remercier les deux jeunes hommes pour leur sacrifice.
"La vie d'un soldat ne se résume pas au combat"
Oleksandr Budko a accepté une interview le lendemain pour évoquer ses souvenirs et ce qui l'a poussé à s'enrôler dans l'armée. Après une visite au musée Carnavalet de Paris et ses expositions consacrées à la Révolution française et à la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, le jeune homme a donné rendez-vous dans un restaurant kebab de la rue des Rosiers, une rue animée du quartier du Marais. Il est accompagné de son éditeur et d'un groupe de jeunes Ukrainiens qui, à en juger par leur excitation, semblent visiter la capitale française pour la première fois.
Un peu à l'écart du groupe, Oleksandr Budko a soudain l'air moins d'un comédien devant son public que d'un vieux sage. "J'ai écrit ce livre pour les civils et pour les gens qui n'ont jamais vu la guerre, afin qu'ils puissent comprendre ce qui se passe sur les lignes de front", explique-t-il.
Par l'intermédiaire de son interprète, il indique qu'il se trouvait à Kiev lorsque la guerre a éclaté, le 24 février 2022. "Je me suis engagé comme volontaire parce que je voulais défendre mon pays contre l'ennemi et l'aider à gagner son indépendance".
Bien qu'il n'ait jamais tenu une arme de sa vie, il rejoint le 49e bataillon d'infanterie du Carpathian Sich, un bataillon des forces terrestres ukrainiennes créé en mai 2022. Après avoir reçu un entraînement et participé à la défense de la capitale, il est déployé dans le nord-est de l'Ukraine, près d'Izioum.
La plupart des membres de son bataillon étaient des volontaires qui ont accepté les conséquences de leur choix, juge l'ancien soldat. "Bien sûr, il y a eu Bakhmout et Avdiivka (deux villes assiégées qui ont connu des mois de combats sanglants), mais la vie d'un soldat ne se résume pas au combat".
Oleksandr Budko se souvient notamment de cet instant où il a mangé une tranche de foie gras au petit-déjeuner : "Pour moi, c'était la preuve que j'étais encore en vie", explique-t-il. Bien qu'ils aient été entraînés à devenir des machines à tuer, lui et ses frères d'armes ont tenté de poursuivre un semblant de vie civile, comme pour s'accrocher à leur humanité. Sur le front, ils continuent à partager des repas traditionnels comme le bortsch, une soupe de betteraves rouges et de viande de bœuf mijotée. Ils recueillent également des chiens et des chats abandonnés ou évacuent des personnes âgées des zones devenues trop dangereuses.
Un optimisme à toute épreuve
Depuis les tranchées, les soldats suivent les discours du président ukrainien Volodymyr Zelensky et les informations sur le soutien militaire de l'étranger. "Nous nous intéressions à la manière dont la guerre allait se terminer, mais bien sûr, la situation concernant les livraisons d'armes était également importante, car sans armes, il serait impossible de mettre fin à la guerre. Cependant, malgré les nombreuses armes fournies, cela n'a jamais été suffisant", estime Oleksandr Budko.
L'écriture du livre lui a aussi permis de revivre paradoxalement certains moments de "l'une des meilleures périodes de ma vie". L'aventure, la camaraderie et les moments de paix, comme lorsqu'il s'allongeait sur le sol avec un livre, semblent avoir laissé à Oleksandr Budko un sentiment de nostalgie dépourvu de toute amertume.
Mais aujourd'hui, il préfère ne pas parler du jour où un tir d'artillerie l'a gravement blessé, lui faisant perdre ses deux jambes : "Il n'y a pas de traumatisme, mais j'ai raconté l'histoire trop souvent". Il dit avoir toujours été doté d'un optimisme à toute épreuve. Ce qui a changé après la blessure, c'est qu'il est "devenu plus courageux et plus ouvert aux autres".
En repensant à sa période de service, le jeune homme se rappelle avoir découvert une petite figurine de kobzar [un barde itinérant ukrainien] en creusant des tranchées dans la région de Kharkiv. Pour lui, cette figurine a confirmé que ces terres étaient bien ukrainiennes, car les kobzars n'ont jamais existé en Russie. Elle l'a également convaincu de son rôle dans la défense de l'intégrité territoriale du pays.
Alors que l'Ukraine entre dans sa troisième année de guerre contre l'invasion russe, Oleksandr Budko compare ce conflit à une lutte entre "David et Goliath" puis lance un avertissement : "Moins l'Ukraine est soutenue, plus l'ennemi se rapproche des autres pays européens". Avec son livre, il entend aujourd'hui "contribuer à la compréhension de la guerre par les populations occidentales" et les encourager à soutenir son pays "afin qu'elles puissent aider à obtenir une victoire ukrainienne le plus rapidement possible".
Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage, l'original est à retrouver ici.