
La réélection sans surprise et sans réelle opposition d’Ilham Aliev à la tête de l’Azerbaïdjan, le 7 février, a été le théâtre en coulisse d’une discrète nouvelle illustration de la détérioration des relations franco-azerbaïdjanaises.
Pour la première fois, au moins sur la dernière décennie, aucun élu ou observateur indépendant français n’a participé au contingent d’observateurs internationaux pour garantir la sincérité du scrutin. Dans un contexte de durcissement du mandat d’Ilham Aliev, force est de constater que moins de représentants des pays d’Europe occidentale sont présents pour surveiller le bon déroulement du vote. Mais des élus allemands, autrichiens, espagnols ou encore italiens ont tout de même fait le déplacement.
Escalade des tensions
L’absence d’une présence française résulte d’un commun désaccord entre la France et l’Azerbaïdjan. Les parlementaires tricolores qui, en qualité d’observateurs électoraux, ont pu se rendre par le passé dans l’ancienne république soviétique ne veulent plus en entendre parler. “Quand on a un président qui se fait systématiquement élire avec plus de 80 % des voix, je n’appelle pas ça des élections libres”, explique ainsi Claude Kern, sénateur du Bas-Rhin qui a fait partie de la délégation française pour l’élection présidentielle de 2018.
Même l’Association des Amis de l’Azerbaïdjan à l’Assemblée nationale a connu ces derniers mois un exode de la quasi totalité de ses membres.
Mais l’Azerbaïdjan semble également avoir fermé la porte aux rares Français désireux d’observer la présidentielle sur place. C’est le cas de Jean-Michel Brun, qui alimente les sites Musulmans de France et la Gazette du Caucase, deux portails au ton pro-azéri. Sa candidature s’est vu retoquer par les autorités azerbaïdjanaises, sans explication, quelques jours avant le scrutin. Selon lui, “les relations avec l'Azerbaïdjan sont tellement pourries en ce moment qu'ils ont peut-être décidé de ne pas inviter de Français". Contactées par France 24 et Forbidden Stories, les autorités azerbaïdjanaises n’ont pas répondu sur les raisons de cette absence de Français.
Car cet épisode concernant les observateurs électoraux s’inscrit dans un contexte plus large de tensions. Le mois de décembre a notamment été marqué par une vive escalade : un Français accusé d’espionnage a été arrêté à Bakou, deux diplomates ont été expulsés d’Azerbaïdjan, et Paris a en retour déclaré personae non grata deux représentants azerbaïdjanais. Le tout accompagné de déclarations acerbes des deux côtés.
Sur place, “les autorités françaises nous ont fait comprendre qu’on devait faire attention car on pouvait être expulsé du jour au lendemain”, confie un Français vivant en Azerbaïdjan. Mis à part ces tensions, il assure être plutôt satisfait des conditions de vie dans le pays. Contactée à ce sujet, l’ambassade de France n’a pas donné suite.
Avec le conflit diplomatique qui l’oppose à la France, l'Azerbaïdjan “a atteint un seuil inédit de mauvaises relations avec un pays occidental”, soutient Altay Goyushov, politologue au Baku Research Institute, un centre de recherche indépendant azerbaïdjanais. Les accusations d’espionnage sont, par exemple, “des procédés que le pouvoir réservent à ses opposants, mais rarement à des ressortissants étrangers, surtout s’ils viennent d’un pays européen”, ajoute-t-il.
Chanson anti-Macron
Historiquement, il n’en a pas toujours été ainsi. La France, à l’instar d’autres pays européens, fut longtemps la cible de ce qu’on appelle la “diplomatie du caviar”. Cadeaux divers et variés, voyages en Azerbaïdjan tout frais compris, aide à la rénovation de bâtiments comme des églises… Le pouvoir azerbaïdjanais cherchait ainsi à s’assurer des relais d’influence au sein du monde politico-médiatique.
En outre, la France a toujours occupé une place particulière aux yeux de Bakou. Depuis le début des années 2000, Paris tente en effet de jouer un rôle central aux côtés des États-Unis et de la Russie - au sein du groupe de Minsk - pour trouver une solution diplomatique au conflit territorial autour de la région séparatiste du Haut-Karabakh, que se disputent l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Il n’est donc pas surprenant que l’Azerbaïdjan ait cherché à se rapprocher des Français. D’autant plus que le pouvoir en place à Bakou a toujours eu le sentiment que la communauté arménienne en France pesait dans le débat public, comme ont pu l’affirmer tous les interlocuteurs pro-azerbaïdjanais interrogés par France 24 et le consortium Forbidden Stories.
La guerre de septembre 2020, qui s’est soldée par la reconquête d’un tiers du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, a marqué un début de rupture. Deux ans plus tard, le président français, Emmanuel Macron, déclare, lors d’une interview sur France 2 : “nous ne lâcherons jamais les Arméniens”. C’est la douche froide pour Bakou. “C’était très frustrant pour Ilham Aliev qui veut pouvoir imposer ses revendications à une Arménie en position de faiblesse, ce qui n’est pas le cas si Erevan pense pouvoir compter sur le soutien français”, note Altay Goyushov.
Ce soutien français a, d’ailleurs, commencé à prendre forme en octobre 2023 lorsque la ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna a affirmé que “la France a donné son accord à la conclusion de contrats futurs forgés avec l’Arménie qui permettront la livraison de matériel militaire à l’Arménie pour qu’elle puisse assurer sa défense”. Pour le plus grand déplaisir d’Ilham Aliev qui a accusé la France de “prépare le terrain [pour de] nouvelles guerres".
Un enchaînement qui a poussé l’Azerbaïdjan à opérer un tournant diplomatique qui va de plus en plus ressembler à un virage à 180 degrés. Le ton est d’abord donné par une chanson interprétée sur la chaîne de télévision publique et intitulée sobrement “Emmanuel”. Diffusée une semaine après l’entretien accordé par Emmanuel Macron à France 2, elle énumère les critiques contre le président français, l’accusant de “trahir ses promesses”, tandis que des enfants ponctuent chaque couplet en chantant “Emmanuel” en chœur.
Cette bravade est emblématique de la nouvelle stratégie azerbaïdjanaise à l’égard de la France. Il y a la partie émergée de l’iceberg, constituée essentiellement des déclarations d’Ilham Aliev et de son entourage qui accusent notamment la France “de saper les efforts de paix [avec l’Arménie, NDLR]”, selon Elchin Amirbayov, le représentant du président azerbaïdjanais pour la normalisation des relations avec l’Arménie. Et la partie immergée, qui englobe plusieurs initiatives visant à dénigrer la France.
Sus au "colonialisme français"
C’est ainsi qu’une vidéo très critique sur l’organisation des Jeux olympiques en France a provoqué une vague médiatique en novembre dernier. Pour Viginum, l’agence gouvernementale française de défense contre l’ingérence numérique étrangère, il s’agit d’une campagne d'influence liée à “un acteur proche de l’Azerbaïdjan”.
Dans son rapport technique, que France 24 et Forbidden Stories ont pu consulter, cet organisme conclut que l’opération, amplifiée par des faux sites et comptes sur les réseaux sociaux, est “de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation”.
En parallèle, l’Azerbaïdjan fait une promotion tous azimuts des revendications d’une nouvelle structure baptisée “Groupe d’initiative de Bakou”. Ses membres, des indépendantistes de territoires et régions français - comme la Guyane, la Martinique, la Nouvelle-Calédonie ou encore la Guadeloupe - ne manquent pas une occasion, depuis plus de six mois, de dénoncer la “politique colonialiste” de la France du XXIe siècle.
“Lors de la dernière Conférence du mouvement des pays non-alignés [présidé à l’époque par l’Azerbaïdjan, NDLR] en juillet 2023 à Bakou, on a voulu faire le point sur la situation des territoires encore sous domination française et on a décidé de former le Groupe d’initiative de Bakou”, résume Jean-Jacob Bicep, président de l’Union Populaire pour la Libération de la Guadeloupe. “Le but est de faire connaître au monde la politique coloniale de la France”, ajoute un autre représentant qui a préféré garder l’anonymat.
Ces indépendantistes ont déjà pu dérouler leurs discours contre ce qu’ils appellent le “colonialisme français” devant l’ONU à deux reprises, d’abord en septembre au siège new-yorkais de l’organisation internationale, puis au bureau de Genève en décembre. Le tout au titre du Groupe d’initiative de Bakou.
Quel rapport avec l'Azerbaïdjan ? Il ne tient pas seulement au hasard d’une présidence azerbaïdjanaise du groupe des non-alignés au moment opportun. Ainsi, le directeur exécutif de ce rassemblement d'indépendantistes est l’Azerbaïdjanais Abbas Abbassov, qui a longtemps travaillé pour le Fonds pétrolier national d'Azerbaïdjan.
En outre, la Conférence à l’issue de laquelle le projet de création de ce groupe a été acté a été organisée par le Air Center, l’un des principaux think tank d’Azerbaïdjan, dont le président, Farid Shafiyev, est l’ancien ambassadeur d’Azerbaïdjan en République tchèque. Contacté, le cercle de réflexion n’a pas répondu aux questions de France 24 et Forbidden Stories.
Soutiens aux Corses et aux Kanaks
Parmi les Français ayant assisté à des réunions de ce groupe, il y a aussi des figures bien connues du camp pro-azerbaïdjanais, telles que le journaliste Yannick Urrien. “C’est Hikmet Hajiyev qui m’a proposé de venir à une conférence du groupe à Bakou en octobre 2023”, précise ce responsable du magazine local La Baule+. Hikmet Hajiyev n’est pas n’importe qui : responsable des relations extérieures de la présidence d’Azerbaïdjan, il est un proche d’Ilham Aliev. “C’est lui le grand ordonnateur des campagnes de dénigrement contre d’autres pays dont la France”, assure Emmanuel Dupuy, président de l'Institut prospective et sécurité en Europe et ancien conseiller de l’Azerbaïdjan sur une période d’environ six ans.
Ilham Aliev en personne a même prononcé un discours aux forts accents anti-coloniaux lors duquel il a fait référence plus de 20 fois à la France, à l’occasion d’une conférence organisée par ce même groupe en novembre à Bakou.
Certains membres du Groupe d'initiative de Bakou se défendent d’être instrumentalisés ou préfèrent ignorer la question. “Ce ne sont pas mes affaires. Nous saisissons toutes les occasions qui se présentent pour atteindre notre objectif et la France n’a qu’à régler ses propres problèmes avec l’Azerbaïdjan”, rétorque Jean-Jacob Bicep. Un autre participant, qui préfère garder l’anonymat, reconnaît que la création de ce groupe est intervenue au meilleur moment possible pour l’Azerbaïdjan qui “n’a pas vraiment d’atomes crochus avec la France en ce moment”. Probablement une manière de demander au gouvernement français “de balayer devant sa porte avant de critiquer ce que font les autres [au Haut-Karabakh, NDLR]”, ajoute ce dernier.
Et l’Azerbaïdjan a su se montrer créatif pour augmenter la caisse de résonance de ces revendications indépendantistes. Sur Twitter, elles sont relayées par des Azerbaïdjanais anonymes et des personnalités plus influentes, comme le directeur de l’Air Center, Farid Shafiyev .
Le parlement azerbaïdjanais accueille même depuis octobre dernier un groupe de soutien au peuple corse, qui a publié, début février, un communiqué pour dénoncer "la dictature macroniste".
L’Azerbaïdjan a aussi été accusé, en décembre, d’avoir envoyé des journalistes “connues pour leur proximité avec les services de renseignement azerbaïdjanais” pour suivre le déplacement en Nouvelle-Calédonie du ministre français des Armées, Sébastien Lecornu. Leur objectif : “écrire des articles avec un angle anti-France”, assure Europe 1, qui a révélé l’affaire.
Comme les Russes
La création du Groupe d’initiative de Bakou et le matraquage médiatique autour de la question de l’anticolonialisme sont “une erreur monumentale”, affirme Emmanuel Dupuy. Pour cet ancien conseiller de l’Azerbaïdjan, cette stratégie n’aurait “aucune chance” de faire bouger la France d’un iota sur la question du Haut-Karabakh, tout en sabordant les relations entre les deux pays. Un avis qu’il ne se prive pas de partager avec ses relations en Azerbaïdjan.
Il n’est cependant pas étonnant que Bakou ait recours à ce genre de tactique, affirme Altay Goyushov du Baku Research Institute. Des opérations de désinformation sur Internet et des critiques contre une “politique coloniale” française ? Allô, le Kremlin ? Les usines à trolls russes sont devenues les symboles de la désinformation sur Internet et Moscou a entamé plus d’une fois le refrain de la lutte contre le néocolonialisme français pour gagner en influence sur le continent africain au détriment de la France. Ce copié-collé des méthodes russes est dû au fait que “les individus au pouvoir à Bakou ont encore le regard tourné vers l’Est quant il s’agit d’imiter ce genre de campagnes dignes du KGB”, souligne le politologue.
Mais Altay Goyushov n’envisage pas pour autant le succès de cette offensive azerbaïdjanaise. D’abord parce le pays n’a pas les mêmes moyens que la Russie pour déployer des opérations à très grande échelle, comme par exemple la campagne de désinformation russe Doppelgänger qui a permis de diffuser des fausses informations dans plusieurs pays européens depuis 2022 avant d’aller faire de même en Amérique du Sud.
Ensuite, parce que l’Azerbaïdjan “est bien plus dépendant économiquement des pays occidentaux que la Russie”, note Altay Goyushov. Selon lui, Ilham Aliev ne peut s’offrir le luxe de se fâcher définitivement avec une puissance comme la France.
“C’est assez similaire à ce qui s’est passé en 2013 avec l’Allemagne”, se souvient cet expert. À l’époque, l’Allemagne s’était permis de critiquer les atteintes à la liberté religieuse en Azerbaïdjan, un pays à majorité musulmane. C’était peu avant une élection présidentielle, “il y a eu de nombreuses attaques contre l’Allemagne pendant environ deux ans”, souligne Altay Goyushov.
Ensuite, plus rien. La raison, selon Altay Goyushov, est que ces campagnes de dénigrement servent surtout à des fins de politiques internes. “Dans un régime autoritaire, il faut parfois trouver un ennemi commun qui permet au pays de se fédérer autour du leader”, explique-t-il. La COP29, organisée par l’Azerbaïdjan, sera peut-être l’occasion pour les autorités de redresser la barre diplomatique avec l’Occident et notamment la France.