
C'est une première victoire pour les civils burkinabè contraints de prendre les armes. Mercredi 6 décembre, le tribunal administratif de Ouagadougou a jugé illégal l'ordre de réquisition concernant trois personnalités civiles, enrôlées en novembre pour "participer aux opérations de sécurisation du territoire", dans le cadre de la lutte anti-terroriste.
"Le juge a estimé que nos arguments étaient recevables, a déclaré la suspension des réquisitions et demandé de mettre fin aux déploiements des personnes réquisitionnées sur le terrain" s'est félicité Me Prosper Farama, membre du collectif d'avocats constitué pour défendre les intéressés, au micro du média Burkina 24.
Rasmané Zinaba et Bassirou Badjo, tous deux membres du mouvement Balai Citoyen ainsi que Issaka Lingani, le directeur de publication du journal l'Opinion, avaient intenté un recours dénonçant une violation de leurs libertés, estimant être ciblés par le pouvoir du fait de leurs opinions critiques.
Et ils ne sont pas les seuls. Ces derniers mois, plusieurs journalistes et représentants d'organisations syndicales, politiques ou bien de défense des droits humains ont été réquisitionnés au nom de la ‘défense de la patrie'.
Faire taire les critiques
Parmi les trois dossiers présentés mercredi devant le tribunal administratif, la réquisition du journaliste Issaka Lingani, 64 ans, avait été particulièrement commentée lorsqu'elle avait été rendue publique, en novembre. Et pour cause, ce visage de l'information à la barbichette blanche, bien connu des burkinabè, avait lui-même annoncé la nouvelle, à la télévision, alors qu'il intervenait en tant que chroniqueur sur la chaine BF1.
"Je suis heureux de vous annoncer que j'ai été réquisitionné pour aller participer à la reconquête du territoire national", avait-il expliqué, justifiant son absence de la sphère médiatique pour une durée d'"au moins trois mois".
Le même jour, auprès de Reporters sans Frontières, il avait dénoncé "une convocation arbitraire", en lien avec ses "points de vue critiques vis-à-vis du pouvoir".
"Issaka Lingani faisait l'objet de menaces d'enlèvement depuis des mois. Pour lui il est clair que ce sont ses prises de position qui lui ont valu cette réquisition" indique Sadibou Marong, le directeur du bureau Afrique de l'Ouest de RSF, qui s'est entretenu avec lui. "Le fait de réquisitionner des journalistes n'ayant jusqu'à présent suivi aucune formation militaire est un moyen odieux de les réduire au silence, tout en mettant leur vie en danger".
🔴 - Le Tribunal administratif suspend les réquisitions de Bassirou Badjo, Rasmané Zinaba et Issaka Lingani pour le front. Le juge a enjoint ce 6 déc. le Commandant du commandement des opérations du théâtre national (COTN) de « renoncer » à l’exécution des ordres de réquisition. pic.twitter.com/MEf2EixNhV
— radioomega (@radiosomega) December 6, 2023Les deux autres personnes ayant obtenues gain de cause mercredi, Rasmané Zinaba et Bassirou Badjo, font quant à elles partie de Balai Citoyen, un mouvement issu de la société civile qui avait participé à l'organisation d'un meeting le 31 octobre à la Bourse du travail de Ouagadougou, finalement interdit par la mairie.
Prévu à l'occasion du neuvième anniversaire de l'insurrection populaire qui a entraîné la chute de Blaise Compaoré, l'événement avait pour but d'interpeller les autorités sur la gestion de la question sécuritaire ainsi que sur des mesures jugées "liberticides". Dans le viseur des protestataires figurait notamment le décret de mobilisation générale, qui permet, depuis le 14 avril, la réquisition des civils dans le cadre de la lutte contre les groupes terroristes.
Défenseur des droits humains kidnappé
La décision du tribunal administratif de Ouagadougou en faveur des trois plaignants intervient alors même que l'inquiétude grandit concernant un autre réquisitionné, l'activiste des droits humains Daouda Diallo. Le nom de ce docteur en pharmacie, secrétaire général du CISC, (Collectif contre l'impunité et la stigmatisation des communautés) qui documente les violations des droits humains, figurait sur une liste de 12 civils réquisitionnées début novembre, comme ceux des trois plaignants mais aussi du journaliste d'investigation Yacouba Ladji, de l'enseignant-chercheur Gabin Korbéogo ou bien encore du président du parti d'opposition "Le Faso Autrement", Ablassé Ouédraogo.
Daouda Diallo a été kidnappé à Ouagadougou vendredi 1er décembre, en milieu d'après-midi, à sa sortie des services de l'immigration où il était venu faire refaire son passeport.
"Quatre à six personnes en tenue civile l'ont embarqué dans un véhicule non immatriculé" explique une source contactée par France 24, sous couvert d'anonymat. "Son entourage n'a eu aucune nouvelle depuis, si ce n'est la photo".
Le 4 décembre, un cliché de Daouda Diallo est apparu sur les réseaux sociaux. On y voit le pharmacien, l'air hagard, en tenue militaire à l'arrière d'un pickup, kalachnikov sur les genoux.
BURKINA 🇧🇫 : Le régime d'IB continue sa sombre besogne en envoyant ses plus brillants intellectuels au front. Le Dr Daouda DIALLO, défenseur des droits humains, Lauréat du prix Martin-Ennals en 2022 (aussi appelé prix Nobel des défenseurs des droits humains), secrétaire général… pic.twitter.com/SXAY1uxzUa
— Nomade Sahélien (@Nomade_Sahelien) December 4, 2023Début septembre, un autre professionnel de santé, Arouna Loure, lui aussi critique du pouvoir, s'était vu réserver le même sort. Arrêté par des militaires à l'hôpital Schiphra de Ouagadougou, il avait été embarqué avant de réapparaître quelques jours plus tard en tenue militaire, arme à la main, sur Internet.
#BurkinaFaso: “Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur” disait Beaumarchais
Dr Arouna Loure, un anesthesiste -réanimateur et ancien membre du CNT enrôlé de force pour ses positions publiques. Pendant que les soldats sont sous les clims à Ouaga pic.twitter.com/bhmNBxDgp6
Opacité et propagande
Hormis le docteur Arouna Loure et la série de personnes réquisitionnées en novembre, il est bien difficile d'évaluer le nombre de citoyens concernés par ces enrôlements forcés, dont les procédures demeurent extrêmement opaques. Le décret du 14 avril, indique que la mobilisation inclut désormais "les jeunes gens de 18 ans ou plus (…) physiquement aptes" selon "les besoins exprimés par les autorités compétentes". Cette description n'a visiblement pas empêché la réquisition de Issaka Lingani ni d'Ablassé Ouédraogo, âgés respectivement de 64 et 70 ans.
Par ailleurs, alors que les trois plaignants ont bien été convoqué par les autorités pour récupérer leur ordre de réquisition, ce n'était pas le cas du docteur Daouda Diallo. Selon une source contactée par France 24, ce dernier, qui avait appris par ouï-dire que son nom circulait sur une liste, n'avait jamais été contacté officiellement à ce sujet avant son enlèvement le 1er décembre.
Parti début septembre pour une durée d'un mois, le docteur Arouna Loure n'a quant à lui toujours pas retrouvé sa famille. Sa mission a été prolongée.
Le 7 novembre, le syndicat CGT-B ainsi que Balai Citoyen ont organisé une conférence de presse à propos de la nouvelle vague de réquisitions pour fustiger des "abus de pouvoir" commis au nom de la défense de la patrie. Une démarche soutenue par de nombreuses organisations de la société civile comme l'organisation des droits humains MBDHP (Mouvement burkinabè des droits de l'Homme et des peuples) ou bien encore l'Association nationale des étudiants burkinabè (ANEB).
Du côté des soutiens du gouvernement, la machine de propagande tourne à plein régime. Une "campagne nationale de sensibilisation" en "soutien aux réquisitionnés" est depuis relayée massivement sur des groupes WhatsApp burkinabè. Ouvertement hostile aux voix critiques, elle arbore des phrases choc telles que : "Pour être dans la vérité allez sur le terrain", "Allez voir la réalité et venez nous dire comment nos VDP (Volontaires pour la défense de la patrie) et soldats se comportent" ou bien encore "Eux ils se battent pour nos enfants et toi, tu dis qu'ils s'amusent ? ".

"Depuis l'arrivée des militaires au pouvoir, l'espace de liberté s'est fortement rétréci" indique Sadibou Marong, de Reporters sans Frontières. "La décision du tribunal administratif en faveur des réquisitionnés est une excellente nouvelle qui montre que les voies de recours existent malgré tout. Mais il faudra voir comment les autorités militaires vont réagir et si elles respecteront la justice ou pas".
Mercredi, l'avocat des plaignants a salué "une victoire du droit", précisant qu'il ne s'agissait pas d'une "victoire contre l'État" ou de "certains Burkinabè contre d'autres Burkinabè". Les autorités de transition, qui conservent la possibilité de faire appel, n'ont pour l'heure pas commenté la décision du tribunal administratif.
