Ils y sont, ils y restent ? Les soldats ukrainiens semblent avoir réussi à conforter des positions de l’autre côté du très stratégique fleuve Dniepr, une zone censée être contrôlée à 100 % par les forces russes, a avancé mercredi 22 novembre l’Institute for the Study of War, qui analyse quotidiennement la situation militaire en Ukraine.
L’état-major de l’armée ukrainienne s’est officiellement félicité, mercredi, des "succès" ukrainiens sur la rive gauche (côté Crimée) du fleuve. C’est nouveau. "Il y a encore quelques semaines, Kiev restait très discret sur ses tentatives d’incursion en territoire occupé par la Russie dans la région de Kherson. Désormais, l’état-major s’en vante", constate Huseyn Aliyev, spécialiste du conflit en Ukraine à l’université de Glasgow.
Nouveaux quartiers d’hiver sur le Dniepr
Autre preuve que la situation semble tourner à l’avantage de Kiev sur cette partie du front : le sujet attise les tensions en Russie entre le pouvoir et les "milblogueurs", ces observateurs militaires russes souvent ultranationalistes qui commentent le conflit sur les réseaux sociaux. "Officiellement, Moscou répète que toutes les offensives ukrainiennes ont été stoppées dans cette région, mais sur les réseaux sociaux, les 'milblogueurs' ont commencé à reconnaître que l’Ukraine y avait fait des avancées", résume Sim Tack, un analyste militaire pour Force Analysis, une société de surveillance des conflits.
Cela fait près d’un an que l’armée ukrainienne tente sa chance de l’autre côté du Dniepr pour y tester les défenses russes. Mais jusqu’à octobre 2023, les soldats qui passaient le fleuve ne restaient pas de ce côté de la rive. Trop risqué.
Tout semble avoir changé il y a un peu plus d’un mois, avec une attaque contre deux localités, Pishchanivka et Poima, situées à une dizaine de kilomètres au sud-est de Kherson. Depuis, l’Ukraine tente d’installer ses quartiers d’hiver pour un nombre grandissant de soldats dans cette zone. "Il semblerait même qu’ils aient réussi à prendre le contrôle de plusieurs villages", note Huseyn Aliyev.
La rive gauche du Dniepr apparaît de plus en plus comme une extension du domaine de la contre-offensive initiée depuis juin 2023 par l’Ukraine. "Les principaux combats ont lieu autour du village de Krynky – à une trentaine de kilomètres au sud-est de Kherson – où les Russes semblent encore tenir leurs positions", note Sim Tack.
Objectif : repousser l'artillerie russe
Mais ce ne sont pas tant les combats en cours qui rendent dangereuse l’évolution de la situation pour les défenseurs russes. L’Ukraine a surtout "réussi à sécuriser plusieurs points de passage au-dessus du fleuve Dniepr, ce qui leur permet de renforcer leurs positions et d’effectuer des rotations de troupes pour être plus efficace au combat", détaille Sim Tack.
Sécuriser le passage au-dessus d’un fleuve n’est, en effet, pas une mince affaire. Le franchissement des cours d’eau constitue une des opérations militaires les plus complexes et dangereuses. C’est pourquoi le Dniepr représente l’un des meilleurs atouts défensifs de la Russie dans le sud de l’Ukraine.
Dorénavant, Kiev peut se targuer d’avoir surmonté cet obstacle. Mais pas pour toutes ses troupes. "Pour l’instant, les Ukrainiens sont capables d’assurer la sécurité de petits groupes d’infanterie, accompagnés de quelques véhicules légers, qui traversent le fleuve. Mais la zone n’est pas encore suffisamment sécurisée pour tenter d’envoyer des contingents de chars ou de l’artillerie lourde", estime Huseyn Aliyev.
Et sans équipements militaires lourds, "pas d’offensive de grande ampleur dans cette région", assure Sim Tack. D’où la tentative actuelle des troupes ukrainiennes de libérer la route de ce côté du Dniepr d’est en ouest en longeant le cours d’eau. Objectif : repousser l’artillerie russe le plus loin possible du fleuve afin de mettre d’éventuels chars ukrainiens hors de portée des canons russes dans l’hypothèse où Kiev déciderait d'en envoyer de l’autre côté de la rive.
Mais l’armée ukrainienne n’en est pas encore là. En attendant, elle ne sait pas trop sur quelle botte danser. Les soldats présents sont trop nombreux pour ne pas essayer de s’emparer de nouveaux territoires. D’autant plus que "les troupes russes qui sont présentes dans cette région sont moins bien entraînées et équipées que celles qui se trouvent à Bakhmout et dans la région de Zaporijjia, où l’Ukraine a concentré son effort principal de contre-offensive", souligne Sim Tack.
Choix risqué
Les soldats ukrainiens manquent en revanche de force de frappe pour espérer atteindre la Crimée, objectif principal de toute offensive dans la région de Kherson. "Pour l’instant, ces attaques peuvent encore être considérées comme un effort pour distraire la Russie et la pousser à transférer des troupes vers cette zone, ce qui affaiblirait les défenses russes dans la région de Zaporijjia", estime Sim Tack.
Mais si Moscou ne mordait pas à l’hameçon ? Kiev devrait alors envisager l’hypothèse d’engager une offensive majeure. Un choix risqué qui impliquerait de mobiliser un grand nombre de forces. "Il faudrait au moins 100 chars et plusieurs centaines de véhicules de soutien en plus de l’infanterie légère", estime Huseyn Aliyev.
Pour cet expert, Kiev "n’a probablement pas autant de forces en réserve et serait donc obligé d’en transférer une partie depuis une autre partie du front". De quoi potentiellement offrir des opportunités de contre-attaque à la Russie.
En outre, l'organisation d'une telle offensive prendrait du temps. Au risque de transformer la rive gauche du Dniepr en piège mortel pour l’armée ukrainienne. Les experts interrogés par France 24 évoquent le scénario suivant : la Russie attendrait que son ennemi mobilise davantage de forces de ce côté du Dniepr avant d’envoyer suffisamment de troupes pour tenter d’encercler le contingent ukrainien et couper les quelques possibilités de retraite. "C’est pour ça que les Ukrainiens prennent leur temps : pour voir comment les Russes réagissent", estime Sim Tack.
Kiev n’a pas non plus beaucoup d’alternatives. "Les contre-offensives à Bakhmout et autour de Zapporijjia sont à l’arrêt et le sud de la région de Kherson apparaît actuellement comme la principale opportunité pour montrer au monde que l’Ukraine fait des progrès", résume Huseyn Aliyev. Autrement dit, l’armée ukrainienne semble condamnée à prendre d’importants risques si elle veut apporter la preuve que le soutien occidental à la contre-offensive a produit des résultats tangibles.