"Savoir dire non". Ce mantra du développement personnel vient de trouver un écho inhabituel : "un Premier ministre israélien devrait être capable de dire non, même à nos meilleurs amis", a déclaré jeudi 18 janvier Benjamin Netanyahu, s'adressant, sans les nommer, aux États-Unis.
Au cœur des divergences, la création d'un État palestinien. "Il sera impossible d'obtenir une véritable sécurité sans cela", répétait encore, mercredi 17 janvier, Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine, au Forum économique de Davos.
Ramener une forme de "sécurité" au Proche-Orient est une question de crédibilité pour le gendarme américain : la guerre opposant Israël au Hamas fait craindre un embrasement régional, toujours plus tangible.
Joe Biden croit toujours à la perspective et à la possibilité "d'un État palestinien", rapportait vendredi un porte-parole de la Maison Blanche, à l'issue d'une conversation d'une trentaine de minutes entre le président américain et Benjamin Netanyahu.
Mais pour celui-ci, Israël doit avoir le contrôle de la sécurité sur l'ensemble du territoire situé à l'ouest du Jourdain. "Il s'agit d'une condition nécessaire, qui est en contradiction avec l'idée de souveraineté (palestinienne)", a renchéri le Premier ministre israélien, précisant l'avoir dit ouvertement aux Américains.
"Avec tout le respect que je leur dois (aux États-Unis), nous ne sommes plus une étoile sur le drapeau américain", ironisait, deux semaines plus tôt, le très droitier ministre israélien de la Sécurité intérieure Itamar Ben Gvir, tout en rappelant que "les États-Unis sont notre meilleur ami".
Une amitié concrète : selon un rapport du Congrès américain, Israël a reçu 260 milliards de dollars américains depuis sa naissance, ce qui fait de l'État hébreu le pays qui a reçu le plus de billets verts depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Jusqu'où Israël peut-il dire "non" à l'Amérique, et quelles sont les implications pour la question palestinienne ? Décryptage avec David Khalfa, codirecteur de l'Observatoire de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation Jean Jaurès.
France 24 : Assistons-nous à un tournant dans la relation israélo-américaine ?
David Khalfa : La relation bilatérale israélo-américaine est dite "spéciale" parce qu'elle est fondée à la fois sur des valeurs partagées, mais aussi sur des intérêts stratégiques. Pour autant, les relations entre Américains et Israéliens n'ont jamais relevé de l'idylle.
C'est une relation passionnelle entre deux amis et alliés, mais qui a connu des périodes de tensions. Ces tensions sont même anciennes. On pourrait aisément remonter à la présidence d'Eisenhower, puis de Johnson, de Carter, ou plus récemment, celle d'Obama. Même Donald Trump, pourtant qualifié de "meilleur ami d'Israël" par Netanyahu, n'a pas hésité, en octobre dernier, à qualifier le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, de "crétin", ou à critiquer le Premier ministre israélien dans la foulée des massacres du 7 octobre.
La relation israélo-américaine traverse aujourd'hui une énième turbulence. Il ne s'agit pas à ce stade d'une crise ouverte, pour une raison très simple : Joe Biden (qui est catholique, NDLR) se définit lui-même comme un sioniste, et son soutien à Israël est ancré dans son histoire personnelle et politique. Son soutien à l'État juif qui fait face une guerre multi-fronts ne se fait pas grâce, mais malgré Netanyahu, avec qui la relation est compliquée et tumultueuse.
La création d'un État palestinien est promue par Washington et Riyad, et même une partie de la classe dirigeante israélienne. Benjamin Netanyahu peut-il l'empêcher ?
À court terme, oui. Benjamin Netanyahu fera absolument tout pour rester au pouvoir, et sa stratégie est très clairement de faire la guerre aussi longtemps que possible, parce qu'il se sait impopulaire et cerné par les affaires. Il tente donc de gagner du temps, espérant regagner les faveurs de l'opinion en endossant le costume du chef de guerre. Netanyahu est un politicien madré et calculateur, mais il est affaibli tant il dépend de son alliance faustienne avec l'extrême droite, laquelle s'oppose à toute perspective de résolution du conflit qui prendrait la forme d'une solution à deux États.
Par ailleurs, il est âgé, en sursis, et devra tôt ou tard quitter les rênes du pouvoir. Au-delà du réflexe d'unité nationale entretenu par la guerre et le traumatisme du 7 octobre, la population israélienne lui a largement retiré son soutien. Les sondages montrent l'effondrement de sa cote de popularité, y compris parmi les électeurs de la droite modérée.
Mais l'offre politique des pétromonarchies du Golfe ouvrant la voie à la normalisation de leurs relations avec Israël moyennant des avancées substantielles vers la création d'un État palestinien, elle, survivra à Benjamin Netanyahu. Et ce d'autant que les leaders à la tête des pétromonarchies sont jeunes et resteront probablement aux commandes pour les décennies à venir. Enfin, il faut ajouter que la configuration politique israélienne va profondément changer après le départ de Netanyahu. Le centre, incarné par Benny Gantz, devrait reprendre le flambeau et renvoyer la droite et l'extrême droite dans l'opposition.
Quid des États-Unis ? En refusant les propositions de l'administration démocrate, Benjamin Netanyahu parie-t-il sur une victoire de Donald Trump à l'élection présidentielle américaine ?
Absolument, mais c'est un pari risqué. Car les relations entre Benjamin Netanyahu et Donald Trump, au tempérament extrêmement instable, sont désormais très fraîches. L'ancien président américain considère que Benjamin Netanyahu l'a trahi en reconnaissant la victoire électorale de Joe Biden en novembre 2020.
Ensuite, rappelons que les 14,5 milliards de dollars d'aide supplémentaire d'urgence promis à Israël par Joe Biden n'ont toujours pas été avalisés par le Sénat, parce que les Républicains s'y opposent. Et ce, pour des raisons purement politiciennes, qui n'ont rien à voir avec le conflit israélo-palestinien, mais tout à voir avec la polarisation de la vie politique américaine.
Toute proposition démocrate est prétexte à une obstruction systématique des Républicains, quitte à faire précéder leur intérêt politique immédiat sur l'alliance stratégique des États-Unis avec Israël. Réciproquement, si Donald Trump arrive au pouvoir, il est probable que les démocrates adoptent une stratégie identique d'obstruction systématique.
Les 3,8 milliards de dollars d'aide militaire octroyés chaque année par Washington à Israël pourraient-ils être remis en cause ?
Au-delà du locataire de la Maison Blanche, il existe une tradition pro-israélienne au sein du Pentagone, la plupart des stratèges américains estimant que l'alliance avec Israël relève d'abord de l'intérêt de l'Amérique.
Mais si l'aide en tant que telle n'est pas remise en cause, les conditions de son octroi risquent de se compliquer, car on assiste à une politisation du soutien militaire américain à l'État hébreu, et ce alors que cette question avait échappé jusqu'à présent à un véritable débat aux États-Unis.
Tendance à l'isolationnisme côté républicain, et au progressisme côté démocrate : à moyen terme, les évolutions du jeu politique américain vont amener Israël à faire davantage de concessions, si ce pays entend maintenir un haut degré de soutien diplomatique et militaire américain.
D'autant que les Israéliens dépendent plus que jamais de cette aide militaire, notamment parce qu'ils ont parié sur la high-tech alors que les conflits en milieu urbain sont voraces en munitions d'artillerie de toutes sortes, y compris "low tech", tels que les obus de chars, qui ne sont pas fabriqués en Israël.
Ceci donne aux Américains un levier d'influence sur la conduite de la guerre par Israël. La mise en place de couloirs humanitaires à Gaza, l'augmentation de l'aide humanitaire fournie aux Gazaouis et la réduction de l'empreinte militaire d'Israël dans l'enclave palestinienne ont été obtenues sous la pression de l'administration américaine, contrairement à ce que veut faire croire Benjamin Netanyahu à sa propre population.