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Système ou antisystème, le choix cornélien des Argentins à la veille du second tour
L’irruption de Javier Milei dans la campagne présidentielle argentine a bouleversé de fond en comble le paysage politique argentin. Sur fond de crise économique aiguë, le candidat d’ultra-droite libertarien, soutenu par une partie de la droite traditionnelle, affronte le ministre de l’Économie sortant, Sergio Massa, arrivé en tête du premier tour. Récit d’un duel inédit à l’issue incertaine.

À l’annonce des résultats du premier tour au QG de campagne de Sergio Massa, le 22 octobre, des hurlements de joie et de longues embrassades témoignaient de l’extrême soulagement des supporters du ministre de l’Économie en exercice et de la grande famille péroniste. 

Après son score médiocre réalisé aux “primaires ouvertes” organisées en août, nombre d'entre eux doutaient de sa capacité à être présent au second tour. Avec 27,3 % des voix, il était alors devancé à la fois par l’ “anarcho capitaliste” Javier Milei (30 %) et par la coalition de droite emmenée par Patricia Bullrich (28 %).

Deux mois plus tard, avec un score de 36 %, Sergio Massa (Union pour la patrie, UxP) arrive en tête du premier tour de la présidentielle. L’ambitieux péroniste de droite âgé de 51 ans venait de faire mentir les sondages et réalisait un retour spectaculaire.

Le come-back des péronistes

Pour la revue politique Nueva Sociedad, il ne fait guère de doute que “face à l’utopie chaotique de Javier Milei (La liberté avance, LLA), le soutien à Massa a fini par être une sorte de vote défensif d'une partie de la société”. 

Ce serait donc un vent de panique qui aurait fait passer Sergio Massa de 27,3 % en août à 36 % en octobre, écrivent les auteurs. “Dans une campagne caractérisée par les invectives (...), Massa est apparu comme 'l'adulte dans la pièce' expliquent-ils. Massa s'est positionné comme le seul homme politique capable de gérer l'État argentin. En somme, il a endossé le costume qui lui convient le mieux : celui d'un homme politique pragmatique”.

Avec ce résultat inespéré, le ministre de l’Économie en fonction a réussi son pari : convaincre des Argentins éreintés par l’hyperinflation que la possible victoire de Javier Milei, l’épouvantail antisystème de cette campagne électorale, constitue un dangereux saut dans l’inconnu, tant sur le plan de la démocratie que de l’économie.

S’ériger en rempart contre un candidat qui souhaite supprimer les services publics non régaliens (tels l’éducation et la santé) et, entre autres, libéraliser le port d’arme, représente un véritable tour de force pour un candidat qui incarne l'administration sortante. Cette dernière laisse un pays où la pauvreté et l'inflation explose avec 143 % en rythme annuel.

La droite traditionnelle pulvérisée

Avant même le second tour de la présidentielle dimanche 19 novembre, Sergio Massa, le candidat de l’Union pour la patrie (UxP), a au passage fait exploser le camp de la droite. Éliminée au premier tour avec son score de 23,8 %, Patricia Bullrich, de la coalition de centre droit "Ensemble pour le changement" (JxC), n’a pas tardé à annoncer son ralliement à Javier Milei. Poussée par l’ex-président Mauricio Macri (2015-2019), l’ex-candidate s'est ralliée sans hésitation trois jours plus tard à son rival d'extrême droite.

"Avec Javier Milei, nous avons des différences et c'est pourquoi nous nous sommes affrontés, a-t-elle déclaré face à la presse. Cependant, nous sommes confrontés à un dilemme : le changement ou la poursuite d'une gouvernance mafieuse en Argentine. Il faut mettre fin à (...) la domination d'un populisme corrompu qui mène l'Argentine vers une décadence totale (le gouvernement péroniste NDLR). Nous avons l'obligation de ne pas rester neutres.” 

La candidate de la droite, ex-ministre de la Sécurité, mettait ainsi en œuvre l’un des piliers de sa campagne : “l’éradication” du péronisme, incarné par la vice-présidente honnie, Cristina Fernandez de Kirchner qui soutient Sergio Massa.

Le soir même, les deux ennemis d’hier se congratulaient sur un plateau de télévision, et sur les réseaux sociaux on y voyait le “lion” Milei prendre dans ses bras “l’oie” Bullrich. Au sein de la coalition de droite, de nombreuses personnalités plus centristes refusent de suivre Patricia Bullrich sur ce chemin et accusent l’ex-président Mauricio Macri d’avoir, en sous main, fait le jeu de Javier Milei tout au long de la campagne.

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— Javier Milei (@JMilei) October 25, 2023

Pour Gerardo Morales, le président de l’Union civique radicale (UCR), vieux parti argentin membre de la coalition de droite, Javier Milei "est un pantin. C'est un personnage très dangereux pour la démocratie argentine" le qualifiant aussi de “déséquilibré émotionnel".

L’entre-deux tours à l’avantage de Sergio Massa ?

La spectaculaire remontada de Sergio Massa et l’explosion de la coalition de droite ont redessiné le paysage politique argentin et suscitent une interrogation de taille. Le ralliement de la droite dure de l’ex-président Macri peut-il desservir Javier Milei, le candidat antisystème ? Autrement dit, le soutien d’une partie de la “caste politicienne parasitaire” sans cesse dénoncée par le candidat antisystème peut-il lui nuire ? 

C’est l'analyse de Gaspard Estrada, directeur exécutif de l'Observatoire politique de l'Amérique latine et des Caraïbes (Opalc), pour qui “le problème de ce soutien, c'est que cela contribue à disloquer, en tout cas à rendre moins audible le discours antisystème de Javier Milei. Avant le premier tour, il a critiqué la caste, la classe politique et le fait, du jour au lendemain, de nouer un pacte avec une figure de l'establishment va contribuer à diluer la puissance de son message”.

En revanche, Mathilde Guillaume, la correspondante de France 24 en Argentine, observe dans le pays, “une vraie volonté de changement, de renverser la table. (...) La plupart des travailleurs pauvres, ceux qu'on croise dans les quartiers les plus populaires, souhaitent un changement et Javier Milei a réussi à canaliser ce désir. L'appui de Mauricio Macri, qui est le chouchou de l'establishment, lui offre un bain de respectabilité et augmente ses chances d'être élu”.

Gaspard Estrada et Mathilde Guillaume sur France 24

Les fantômes de la guerre des Malouines et des tortionnaires de la dictature

Ce désir de changement à tout prix, qu’expriment nombre d’Argentins, se heurte cependant à la radicalité idéologique de Javier Milei. Lors du débat de l’entre-deux tours, le leader de “La liberté avance”, sa formation politique, a soutenu que Margaret Thatcher fut “un grand dirigeant dans l'histoire de l'humanité”, ajoutant que "Thatcher a joué un rôle important dans la chute du mur de Berlin et il semble que sa chute et l'écrasement de la gauche vous dérangent”.

La réponse de Sergio Massa fut cinglante : “Hier, aujourd'hui et pour toujours, Thatcher est une ennemie de l'Argentine.” Réaffirmant la souveraineté argentine sur les Malouines, et évoquant la mémoire des soldats morts pendant le conflit de 1982, le candidat péroniste a indéniablement marqué des points. 

Ces derniers jours, les associations de vétérans de la guerre des Malouines ont fortement critiqué les propose de Javier Milei qui prône une négociation avec le gouvernement britannique pour faire revenir le chapelet d’îles de l’Atlantique Sud dans le giron argentin.

Au cours du débat, jouant sur la fibre nationaliste des Argentins, Sergio Massa a une nouvelle fois affirmé qu’il souhaitait une visite du pape François dans son pays natal en 2024. Un appel du pied aux catholiques, pratiquants ou non, pour qui le pape argentin est une fierté nationale. C'est aussi une autre façon encore de se distinguer du candidat libertarien qui a choqué une partie de ses soutiens en qualifiant le souverain pontife de “représentant du Malin sur terre" en raison de ses “affinités avec les communistes meurtriers”.

Système ou antisystème, le choix cornélien des Argentins à la veille du second tour

Faire l’éloge de Margaret Thatcher et traiter le pape argentin de gauchiste, des positions qui ont pu décourager certains électeurs de Javier Milei pendant cet entre-deux tours. De même, la défense acharnée des militaires condamnés pour leur participation active à la dictature militaire (1976-1982) par sa colistière, Victoria Villaruel, choque également dans un pays qui célèbre cette année les 40 ans de son retour à la démocratie.

Fille d’un colonel, elle défend depuis des années la "théorie des deux démons". Celle-ci consiste à renvoyer la responsabilité des violences politiques commises dans les années 1970 tant à la gauche révolutionnaire qu’à la dictature militaire. 

Au cours du débat opposant les deux candidats à la vice-présidence, celle-ci a de nouveau contesté le chiffre de 30 000 disparus (“un mensonge” de la gauche selon elle). Son adversaire, le péroniste Agustín Rossi l’a accusée de “rompre le pacte démocratique que toutes les forces politiques avaient conclu”. En effet, l'annulation en 2005 des lois d'amnistie concernant les crimes commis pendant la dictature n'a jamais été remise en cause.

Changement contre continuité

Cependant, le soutien public exprimé par des militaires emprisonnés et condamnés pour crimes contre l'humanité au ticket ouvertement négationniste Milei-Villaruel n’a pas fait basculer l’opinion. Selon les instituts de sondages, les deux candidats sont toujours au coude-à-coude et la marge d'erreur (autour de 5 %) empêche toute projection.

Pour l’historien Ezequiel Adamovsky, dénoncer les mesures d’inspiration trumpiste ou bolsonariste défendues par Javier Milei ne peut garantir “que nous éviterons un gouvernement d'extrême droite". En effet, c’est la débâcle économique du pays qui a conduit à la montée en puissance du candidat libertarien et Sergio Massa, en tant que ministre de l’Économie, reste à ce titre comptable de cette déroute.

“Si Sergio Massa se retrouve dans cette position (en tête du premier tour, NDLR), ce n'est pas en raison de ses propres mérites, et encore moins de ceux du gouvernement, mais à cause de l'ennemi qu'il a en face de lui. Comme le dit le proverbe, le tango se danse à deux” ajoute l'auteur d’une passionnante “Histoire de la classe moyenne argentine, apogée et décadence d’une illusion (1919-2003)”

Ce dimanche, les Argentins feront le choix entre un sauveur autoproclamé qui agite des solutions miracles à la crise économique et celui d’un habile politicien qui veut incarner la continuité et la sécurité.