logo

Bangladesh : l'indétrônable Sheikh Hasina, l'icône démocratique muée en dirigeante autoritaire
Sheikh Hasina a été réélue dimanche 7 janvier comme Première ministre du Bangladesh pour un cinquième mandat. Au pouvoir depuis 15 ans dans le pays, elle a longtemps incarné un espoir démocratique, avant d'exercer un pouvoir de plus en plus autoritaire.

Avec 15 ans au compteur, elle cumule déjà plus d'années à la tête d'un gouvernement que n'importe quelle autre dirigeante au monde. Et à 76 ans, la Première ministre du Bangladesh Sheikh Hasina semble bien décidée à ne pas s'arrêter là : elle a remporté dimanche 7 janvier un cinquième mandat - le quatrième consécutif - à la tête de ce pays d'Asie du Sud.

Une victoire qui semblait cependant jouée d'avance car face à son parti, la Ligue Awami, l'opposition était réduite à peau de chagrin. Ces derniers mois, les rangs du principal camp adverse, le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) ont été décimés par des arrestations massives, le poussant à boycotter le scrutin en dénonçant un "simulacre d'élection". La principale formation islamiste du pays, le Jamaat-e-Islami, a quant à elle été interdite de participation.

"Ce qui a eu lieu n'est pas une élection, mais plutôt une honte pour les aspirations démocratiques du Bangladesh", a dénoncé le chef du BNP Tarique Rahman, depuis Londres où il vit en exil depuis 2008.

Si elle se maintient pour cinq années supplémentaires au poste de Première ministre, cela pourrait de nouveau mettre à mal l'image d''icône de la démocratie" dont jouissait Sheikh Hasina au début de sa carrière politique dans les années 1990 pour renforcer désormais son image de figure de plus en plus autoritaire.

Dans l'ombre de son père

Née le 28 septembre 1947 à Gopalganj, un district de ce qui est alors le Pakistan oriental, Sheikh Hasina est la fille aînée de Sheikh Mujibur Rahman, le père fondateur du Bangladesh qui a pris son indépendance du Pakistan en 1971. À la tête de la Ligue Awami, ce "héros de l'indépendance" comme il est souvent présenté, a été le premier dirigeant de la République bangladaise en avril 1971 comme président puis Premier ministre.

Mais en 1975, alors qu'il est de nouveau président, Sheikh Mujibur Rahman, sa femme, ses trois fils et une dizaine de leurs proches sont assassinés dans leur résidence familiale, à Dacca, la capitale, lors d'un coup d'État militaire. Sheikh Hasina, âgée de 27 ans, et sa sœur, alors en voyage à l'étranger, sont les seules survivantes. Elles se réfugient en Inde alors que le Bangladesh redevient une dictature militaire.

Il faudra neuf ans pour que la future Première ministre décide de rentrer dans son pays natal. À son retour, en 1981, elle n'affiche qu'une seule volonté : prendre la suite de son père à la tête de la ligue Awami et débarrasser son pays des militaires. Elle devient l'un des symboles de la lutte pour la démocratie et ne cesse d'appeler à la tenue d'élections libres. Cette mobilisation lui vaut d'être régulièrement condamnée à des peines de prison ou à des périodes d'assignation à résidence.

C’est finalement en 1990 que la dictature militaire du lieutenant général Hussain Muhammad Ershad tombe et Sheikh Hasina devient première ministre du Bangladesh pour la première fois six ans plus tard. "Je suis ici pour réaliser le rêve de mon père", a résumé Hasina dans une interview au magazine Time. "[La démocratie], c'était notre combat. Le droit de vote, le droit à la nourriture, tel était notre slogan."

Un duel de femmes

"Son histoire familiale a dicté toute sa carrière politique. Elle a toujours insisté sur sa volonté de perpétuer l'héritage de son père", explique Mubashar Hasan, politologue spécialiste du Bangladesh à l'université d'Oslo, en Norvège. "Son objectif est d'en faire le leader absolu et naturel du pays. Et en gouvernant en quelque sorte en son nom, elle légitime de se maintenir au pouvoir."

À son retour à Dacca dans les années 1980, Hasina vivait ainsi dans la grande demeure familiale, montrant à chaque visiteur les stigmates persistants du drame. Des traces de sang séché, par exemple, étaient protégées par des vitres et montrées à quiconque passait la porte. Aujourd'hui encore, son héritage familial est rappelé sans cesse. Il ponctue chacun des discours de la ministre et les portraits de son père "Bangabandhu", "l'ami du Bengale" en bengali, sont omniprésents dans les rues du pays et dans les bâtiments publics.

Bangladesh : l'indétrônable Sheikh Hasina, l'icône démocratique muée en dirigeante autoritaire

Mais cet héritage familial va aussi nourrir les rivalités politiques dans le pays, se muant en un combat entre deux familles rivales. Car depuis 30 ans, la principale adversaire de Sheikh Hasina est Khaleda Zia, veuve de l'ancien chef de l'armée et fondateur du BNP. Elle aussi est une "icône de la démocratie". Les deux femmes se sont battues côte à côte contre la dictature militaire. Mais leurs partis sont entrés dans une féroce rivalité une fois la démocratie revenue.

Ainsi, au cours des années 1990, les deux femmes se succèdent au poste de Premier ministre, jusqu'en 2009 où Sheikh Hasina parvient à s'imposer pour ensuite ne plus perdre aucune élection (2014-2018-2023).

Un virage autoritaire

Mais derrière ces victoires consécutives, les opposants à la Première ministre dénoncent un virage autoritaire. "Elle a progressivement neutralisé l'opposition en instrumentalisant le pouvoir judiciaire", dénonce Mubashar Hasan. En 2018, Khaleda Zia est condamnée à 17 ans de prison pour corruption - des accusations toujours niées par son camp. Aujourd'hui âgée de 78 ans, elle purge sa peine dans un hôpital en raison d'une santé déclinante. Son fils de 56 ans, Tarique Rahman, dirige le BNP à sa place depuis Londres, où il vit en exil depuis 2008, après plusieurs condamnations. En parallèle, des milliers de partisans du BNP ont été arrêtés, et la liberté d'expression, notamment dans les médias, a été drastiquement réduite.

Face à la multiplication des arrestations dans les rangs de l'opposition, l'ONG Human Rights Watch a affirmé en novembre avoir des preuves de "disparitions forcées, de torture et d'exécutions extrajudiciaires".

Et à chaque élection, l'histoire se répète. Sheikh Hasina est réélue mais les résultats sont systématiquement jugés illégitimes par l'opposition, qui dénonce une répression et un vote entaché de fraudes. Comme pour les élections du 7 janvier 2023, les scrutins de 2014 et 2018 furent déjà boycottés par l'opposition.

Derrière ce virage autoritaire, plusieurs spécialistes y voient une peur pour sa sécurité, teintée de paranoïa. Au total, la Première ministre a en effet survécu à près de vingt tentatives d'assassinat. En 2004, elle est notamment sortie indemne d'un attentat à la grenade qu'elle a imputé au BNP. "Cela a fermé la porte à une transition démocratique au Bangladesh car cela lui a fait penser qu'elle risquait de se faire tuer si elle quittait le pouvoir", raconte l'un de ses proches sous couvert d'anonymat auprès du Financial Times.

Une envolée économique

Si le tableau est sombre sur la question des droits humains, la Première ministre peut cependant revendiquer une avancée majeure pendant ces 15 ans au pouvoir. Elle a fait de son pays de 170 millions d'habitants l'économie à la croissance la plus rapide de la région Asie-Pacifique grâce notamment au développement de son industrie textile.

Le Bangladesh a enregistré une croissance annuelle de plus de 6 % en moyenne depuis 2009 et a dépassé l'Inde en revenu par habitant en 2021, malgré la persistance de fortes inégalités. Quelque 95 % de la population y a désormais accès au réseau d'électricité.

Le pays doit formellement sortir en 2026 de la catégorie des pays les moins avancés (PMA) selon le Programme des Nations unies pour le développement, avec un indice de développement humain qui le place désormais à la 129e place mondiale.

Mais face à la pandémie de Covid-19 puis les conséquences de la guerre en Ukraine, le pays a dû faire appel à un plan de sauvetage du Fonds monétaire international début 2023. Avec un nouveau mandat, "nous transformerons l'ensemble du Bangladesh en un pays développé et prospère", a assuré Sheikh Hasina en lançant sa campagne le mois dernier.