Chypre-Nord, État autoproclamé reconnu uniquement par la Turquie, a massivement développé son système universitaire : pas moins d'une vingtaine établissements, qui se concentrent sur ce territoire qui occupe un tiers de l’île de Chypre, cherchent à attirer des étudiants issus de pays en développement. Mais ce business génère des dérives. Analyse avec Théotime Chabre, doctorant en science politique.
À Chypre-Nord, État autoproclamé reconnu uniquement par la Turquie, l'éducation est devenue une manne financière. Avec 23 universités, l'entité accueille nombre d'étudiants étrangers aspirant à un avenir meilleur. Mais certains d'entre eux sont parfois victimes de promesses abusives. Théotime Chabre, doctorant en science politique, prépare actuellement une thèse sur les enjeux politiques du marché international de l’enseignement supérieur , au laboratoire Mesopolhis à Aix-Marseille Université. Il a étudié l'émergence de cet État autoproclamé comme destination internationale de l’enseignement supérieur.
France 24 : Le développement massif des universités à Chypre-Nord est-il un moyen pour cette entité, uniquement reconnue par la Turquie, de gagner une meilleure reconnaissance internationale ?
Théotime Chabre : Ce développement ne découle pas tant d'une volonté politique d'être reconnu de l'extérieur, mais plutôt d'une ambition de développer une économie qui permet au territoire d'être autonome. L'idée d'origine était de faire de Chypre-Nord une destination pour des consommateurs, en misant sur le tourisme, mais une minorité d'investisseurs et d'universitaires ont estimé que ça ne suffirait pas. Ils ont poussé l'idée de développer des universités qui feraient venir d'autres visiteurs, des jeunes de Turquie et d'ailleurs.
Ils ont obtenu un certain soutien des autorités, de Chypre-Nord et de Turquie. Une université publique a d’abord été construite, puis ça a surtout été des universités privées ou des campus d'universités turques. Il y a un terreau favorable pour ces universités, c’est vu d’un bon œil de la part des autorités car elles contribuent à normaliser Chypre-Nord, à faire exister ce territoire dans les imaginaires mondiaux. Du côté sud de Chypre par contre, ce développement est nettement plus perçu comme un outil de reconnaissance politique , comme l’est toute tentative de mettre en avant Chypre-Nord.
Quelle y est la qualité de l’offre d'enseignement ? Ses diplômes sont-ils reconnus internationalement ?
C’est assez hétérogène mais il y a des universités qui proposent des formations de qualité. Tout dépend de l’établissement et du diplôme qu’on vise, l’ Eastern Mediterranean University , par exemple, se classe très bien par rapport aux universités turques. Ce qu’il faut noter surtout, c’est que c’est accessible à des jeunes qui cherchent à être mobiles pour leurs études et qui ont pu se faire retoquer leurs demandes en France, au Royaume-Uni… pour des raisons de visa. La qualité varie, mais ça permet à une population de plus en plus éloignée de l’Europe d’accéder à la mobilité étudiante internationale.
Concernant la reconnaissance des diplômes, Chypre-Nord a tenté de rejoindre l’Espace européen de l’enseignement supérieur, un espace de coopération intergouvernementale qui réunit les 49 pays du Conseil de l’Europe, mais les États membres ont jugé que son statut international l'empêchait de devenir membre.
Cependant, le système universitaire de Chypre-Nord n’est pas fait pour que les diplômés travaillent ensuite à Chypre-Nord, donc il est crucial que les diplômes puissent servir dans les pays d’origine des étudiants, ou dans des pays tiers. La plupart des universités ont des diplômes validés par l’organisme turc de reconnaissance des diplômes, ce qui leur permet en général d’être reconnus en Europe. Il y a des diplômés qui poursuivent leur cursus aux États-Unis, en France, etc.
Les universités de Chypre-Nord cherchent aussi à faire reconnaître leurs diplômes par les agences d’accréditation d’autres pays. En Amérique du Nord par exemple, ces agences sont indépendantes de l’État, regroupées par corps de métier ou par région, et ont l'habitude de vendre leur service à l'étranger. De même en Allemagne. Les diplômes sont en général délivrés de façon à ce qu’il ne soit pas fait mention de Chypre-Nord dessus, ce qui leur permet de passer pour des diplômes turcs et facilite leur reconnaissance.
Le ministre de l'Éducation de facto de Chypre-Nord assure qu’il veut réguler le système des agents - des recruteurs rémunérés par les universités pour démarcher des étudiants - en mettant en place un système d'accréditation officielle. Ce projet peut-il aboutir ?
Le constat que le système des agents a amené des dérives est partagé par tous. Par ailleurs, s’il y a de vrais problèmes, dans la majorité des cas, les relations entre les agents professionnels et les universités se passent bien, d’où l’importance d’un suivi rigoureux. Mais, d'une part, la vie politique à Chypre-Nord est très instable. Les gouvernements durent peu, ce qui rend difficile le suivi des dossiers. D'autre part, les universités sont très influentes. E lles ont recours aux agents pour pallier leur visibilité internationale réduite, mais aussi parce qu’elles sont en concurrence les unes face aux autres, et les enjeux financiers sont très importants à l'échelle de l'île. Il est donc difficilement imaginable de voir émerger un système de mise sous tutelle des agents qui soit sous contrôle des autorités locales.