Dans "Le Spectre de Boko Haram", documentaire récompensé par le Tigre d’Or du festival de Rotterdam, la réalisatrice camerounaise Cyrielle Raingou dépeint, à hauteur d’enfant, les ombres laissées dans la vie des habitants par les exactions commises par le groupe terroriste, qui sévit depuis bientôt dix ans. Entretien.
Mohammed et son frère Ibrahim ont perdu leurs parents. Dans le village nord-camerounais de Kolofata où ils ont trouvé refuge, ils jouent avec Falta, Ladki, Isamela et Maloum, dont le père a été tué par un kamikaze déguisé en vendeur de poulets. Entre jeux et corvées domestiques, les enfants vont en classe, dans une école entourée de militaires armés. Car dans les montagnes bordant le village se cachent les jihadistes de Boko Haram qui, depuis près de 10 ans, multiplient attentats-suicides et enlèvements sur le territoire et au Nigeria voisin.
Ce documentaire, intitulé "Le Spectre de Boko Haram", a reçu le Tigre d’Or du festival de Rotterdam début février et concourt au Fespaco, qui se déroule jusqu'au 4 mars. Réalisé par Cyrielle Raingou, une jeune cinéaste camerounaise, qui a suivi des enfants pendant plusieurs mois, il raconte la vie perdurant dans ces villages meurtris, et, en creux, la violence du conflit. Interview.
France 24 : Comment vous est venu ce projet de documentaire ?
Cyrielle Raingou : J’ai commencé à visiter la région de Kolofata en 2015, à un moment où Boko Haram frappait très régulièrement. Je travaillais à l’époque avec le Cinéma numérique ambulant et sillonnais la zone pour y projeter des films. Petit à petit, je me suis liée d’amitié avec la population.
L’idée du "Spectre de Boko Haram" est vraiment née de mes recherches sur le terrain entre 2017 et 2019, qui ont été rendues possibles par le soutien de mes producteurs, en France et au Cameroun. J’ai alors décidé de dépeindre l’univers où Boko Haram commettait des exactions en me focalisant sur la vie des enfants, car je trouvais qu’ils avaient une forme d’innocence et de liberté que les grandes personnes avaient perdue. Avec les enfants, dans ces villages, la vie perdure, et c’est pour cela que je me suis focalisée sur leur point de vue et leur vie dans cette zone de conflit.
Le village de Kolofata s’est imposé lorsque j’ai rencontré Mohamed et Ibrahim, les deux frères qui sont devenus les personnages principaux du film. Cette rencontre a tout changé, il y avait une lumière en eux qui les rendait irrésistibles. Je ne voulais pas les quitter. J’ai aussi eu, un peu plus tard, un coup de cœur pour Falta, la petite fille que je filme, et que j’ai rencontrée car elle était dans la même école qu’Ibrahim et Mohamed. Ce sont les enfants qui m’ont fait choisir le village.
![Cinéma : "Le Spectre de Boko Haram", la guerre à hauteur d’enfant Cinéma : "Le Spectre de Boko Haram", la guerre à hauteur d’enfant](/data/posts/2023/03/04/1677920463_Cinema-Le-Spectre-de-Boko-Haram-la-guerre-a-hauteur-d-enfant_1.jpg)
Était-il difficile de tourner dans ce village, situé en zone de conflit ?
Kolofata reste une zone dangereuse, il ne se passe pas un mois sans qu’il y ait une tentative d’attaque de la part de Boko Haram. Des tirs ont lieu la nuit, les terroristes essaient de pénétrer dans le village. J’ai donc eu peur pour mon équipe, je décidais à la dernière minute d'y passer la nuit, et prévenais les militaires [déployés dans la région] pour qu’ils assurent notre sécurité. Les terroristes de Boko Haram sont passés d’une lutte qui était au départ idéologique à une lutte pour la survie. Comme ils sont isolés et manquent de produits de première nécessité, ils ne suivent plus aucune règle : à chaque fois qu’ils peuvent arracher du bétail aux villageois, ils le font. Le directeur de l’école de Kolofata m’a montré des images horribles, après une attaque durant laquelle des villageois ont été tués par des membres de Boko Haram, qui ont ensuite été abattus par les militaires. Ils étaient là, alignés comme des poules à l’abattoir… C’est aussi pour ça que j’ai décidé de porter le focus de mon film ailleurs que sur l’horreur pure. Je voulais montrer qu’il y avait autre chose à souligner, que la vie continue dans ces zones de guerre, même si c’est une vie dangereuse.
Une autre de mes difficultés a été de m'assurer que les villageois restent eux-mêmes face à ma caméra. Disons que beaucoup d'entre eux se sont habitués à ce que ce soient les ONG qui viennent filmer... Ils ont compris qu’il fallait adopter une posture misérabiliste face à ce regard pour obtenir de l’aide, quitte à changer de personnalité. J’ai donc passé beaucoup de temps sur place, pour voir, sans filmer, comment les gens s’en sortaient malgré les difficultés. La population est très forte, très résiliente et résistante face à ce groupe qui cherche à chambouler sa façon de vivre et d’être. J’ai donc passé beaucoup de temps au village, jusqu'à devenir l'une d'entre eux, et ce n'est qu'après ça que j'ai pu sortir la caméra, en m'intéressant surtout aux enfants.
![Cinéma : "Le Spectre de Boko Haram", la guerre à hauteur d’enfant Cinéma : "Le Spectre de Boko Haram", la guerre à hauteur d’enfant](/data/posts/2023/03/04/1677920463_Cinema-Le-Spectre-de-Boko-Haram-la-guerre-a-hauteur-d-enfant_2.jpg)
Vous êtes la première cinéaste africaine à être récompensée par le grand prix du festival de Rotterdam. Qu'est-ce que cela représente pour vous ?
J’ai du mal à réaliser ce que ce prix implique, mais j’ai travaillé d’arrache-pied sur ce projet pendant sept ans. Avec ma productrice, nous avons essuyé de nombreux refus de financement, mais nous n’avons pas lâché prise. Nous étions persuadées que ce qui se passait dans ce village méritait d’être raconté. Alors quand je vois ce prix, je me dis qu’il faut toujours y croire. Cette récompense nous prouve finalement que nous avions raison depuis le début, et qu’il ne fallait pas renoncer.
Mais si raconter cette histoire était très important pour moi, je ne veux pas être labellisée comme une réalisatrice "camerounaise" pour autant. Je ne veux pas être vue comme une cinéaste qui n’est là que pour faire des films politiques, destinés à dénoncer ou à dépeindre les problèmes de son pays d’origine, comme cela arrive à la plupart des réalisateurs des pays du Sud. Mon film est bien sûr politique par son objet, mais j’aimerais dans mon travail aller au-delà, raconter simplement la vie telle que je la ressens et telle que je la perçois quand je suis chez moi, et montrer la beauté des personnes qui transcendent les situations les plus horribles pour exister.