À l’heure de la transition écologique, les énergies renouvelables sont vouées à se substituer progressivement aux énergies fossiles pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il en va ainsi de la chaleur fatale, une énergie décarbonée qui peut servir au chauffage collectif mais qui est encore insuffisamment exploitée par les industries françaises. Explications.
Encore méconnue du grand public parmi les énergies renouvelables, elle pourrait occuper une place de choix à l'avenir dans le mix énergétique français. La chaleur fatale, issue en grande partie des activités industrielles, représente un gisement d'énergie peu exploité aujourd'hui au regard de son potentiel. De plus, elle est une énergie décarbonée pouvant servir à chauffer des logements, des entreprises ou encore des équipements publics.
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En quoi consiste la chaleur fatale ?
La chaleur fatale est une "production de chaleur dérivée d’un site de production, qui n’en constitue pas l’objet premier, et qui, de ce fait, n’est pas nécessairement récupérée", selon le Cerema, un établissement public qui dépend du ministère de la Transition écologique.
Les sources de production de cette chaleur fatale sont diverses : les industries, les data centers, les incinérateurs de déchets, les stations d’épuration d’eaux usées... Autant de sites dont la consommation d’énergie produit de fait de la chaleur, dont une partie est rejetée et perdue.
Valoriser la chaleur fatale permet donc de la réutiliser de différentes manières. "Deux axes de valorisation thermique complémentaires" existent, selon l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) : la réutilisation de cette chaleur pour répondre à des besoins propres à l’entreprise émettrice, et la valorisation vers l’extérieur pour chauffer d’autres entreprises, des logements via un réseau de chauffage urbain ou encore pour produire de l’électricité.
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Quelques exemples de dispositifs existants et à venir en France
La ville de Dunkerque dans le nord est pionnière en la matière (depuis 1986) : elle possède le plus grand réseau en France de récupération de chaleur industrielle fatale, qui a nécessité 32 millions d’euros d’investissements pour relier les hauts fourneaux d’ArcelorMittal au réseau de chauffage urbain. La chaleur fatale récupérée permet aujourd’hui de chauffer près de 16 000 équipements et logements. Ce dispositif – qui devrait être bientôt élargi à 12 000 logements supplémentaires – permet d’éviter chaque année l’émission de 20 000 tonnes de CO2, selon le Cerema.
Dans le même sens, l'agglomération de Mulhouse (Haut-Rhin) va se doter d'ici fin 2025-2026 d'un nouveau réseau de chaleur long de 50 km et alimenté par plusieurs industriels. L’investissement – entre 140 et 150 millions d’euros – doit permettre d’acheminer de la chaleur fatale à hauteur de 200 GWh / an, soit les besoins en chauffage de 20 000 équivalents logements.
Dans un autre genre, un centre aquatique – par ailleurs site d’entraînement pour les JO de Paris-2024 – et un quartier situé à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) vont bientôt être chauffés par la chaleur d’un data center. L’investissement de quelques millions d’euros permettra à la chaleur fatale de l’entreprise Equinix d’alimenter ces équipements et logements en chauffage et eau chaude collective grâce à des pompes à chaleur.
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Un potentiel de chaleur fatale sous-exploité en France
La chaleur fatale représente aujourd’hui un réservoir énergétique d’ampleur encore largement inexploité en France. "Aujourd’hui, les gros potentiels sont dans l’industrie. Les unités d’incinération d’ordures ménagères (UIOM) sont, quant à elles, de plus en plus optimisées et les data centers représentent un potentiel en croissance puisqu’il y en a de plus en plus aussi sur le territoire", explique Marina Boucher, ingénieure énergie et coordinatrice du pôle industrie 2030 à l’Ademe.
Les gisements théoriques de chaleur fatale représentent 109,5 TWh dans l’industrie, 4,4 TWh dans les UIOM et 3,6 TWh dans les data centers, selon un rapport de l’Ademe publié en 2017. Selon Marina Boucher, "on a capté environ 10 TWh depuis 2015 en industrie. Ce n’est pas rien, mais ça reste faible au regard du gisement national de chaleur fatale industrielle par exemple".
L’agence environnementale a estimé auprès des Échos, en 2020, que le gisement de chaleur fatale facilement valorisable serait de 12 TWh/an, de quoi chauffer un million de logements.
Le savoir-faire en matière de réutilisation de chaleur fatale existe en France : quelque 178 projets qui vont dans ce sens ont d’ailleurs été financés entre 2015 et 2020, selon une note de l’Ademe publiée en mars 2022. "La technologie existante est mûre" confirme Nicolas Goldberg, senior manager énergie pour le cabinet de conseil Colombus Consulting, avant de préciser que le potentiel de chaleur fatale est "probablement sous-exploité".
Selon l’expert en énergie, plusieurs freins expliquent actuellement que cette énergie renouvelable et de récupération (EnR&R) ne soit pas pleinement exploitée : "Où est-ce qu’on va chercher cette énergie ? Cela suppose de revoir des processus industriels de sites de production déjà installés, cela suppose aussi de gros aménagements avec l’acheminement de grands tuyaux, le creusement de grandes tranchée. Il y a vraiment du progrès à faire sur l’exploitation de la chaleur fatale."
À cela s'ajoutent des disparités géographiques en France : dans un pays qui se chauffe encore très majoritairement au gaz et à l’électricité, le réseau de chauffage urbain (par lequel transite cette chaleur fatale récupérée) varie d’une région à l’autre. La région Ile-de-France possède, par exemple, la plus grosse proportion de logements chauffés au réseau de chaleur urbain (environ 15 %) quand la région Occitanie se chauffe seulement à 1 % de cette manière, comme l’a montré une étude de Butagaz et du Synasav publiée en juillet 2022.
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La chaleur fatale, un "gain direct" pour réduire les émissions de carbone
Au même titre que la biomasse – énergie issue de la combustion de matières comme le bois, les végétaux, les déchets agricoles et les ordures ménagères organiques –, la récupération de la chaleur fatale est une énergie renouvelable d’avenir dans le mix énergétique utilisé pour chauffer les ménages en France.
"Capter de la chaleur fatale, cela veut dire valoriser de l’énergie qui était jusqu’alors perdue et effacée des consommations qui pouvaient être couvertes à l’origine par du gaz ou d’autres énergies fossiles. Donc le gain va être direct en matière de réduction des émissions de carbone", explique Marina Boucher.
"La production de chaleur est assez carbonée en temps normal : la plupart des logements collectifs et individuels sont actuellement chauffés soit avec des réseaux de chauffage urbains qui ont une part de fossiles, soit avec des énergies fossiles", renchérit Nicolas Goldberg. "Donc en matière de réduction des émissions, le potentiel de décarbonation de la chaleur fatale est énorme."
Difficile, cependant, de quantifier combien de tonnes de CO2 seront économisées en ayant recours à cette énergie car "chaque installation pour récupérer de la chaleur fatale sera unique", précise le spécialiste en énergie.
Dans le cadre de la transition écologique, l’exécutif français entend encourager ce développement dans les années à venir. Dans ses programmations pluriannuelles de l’énergie – une feuille de route sur la stratégie énergétique de la France – pour la période 2019-2028, l’État fixe entre autres objectifs d’ici 2028 "la multiplication par cinq ou six" de la quantité de chaleur fatale industrielle récupérée par rapport à 2016. Autrement dit, il s’agit de passer de 0,4 TWh exploités en 2016 à 0,84 TWh en 2023, puis entre 2,3 TWh et 3 TWh en 2028.
"Le développement des réseaux de chaleur urbains est un axe majeur, et la chaleur fatale fait partie des leviers de verdissement des réseaux (du secteur énergétique français)", conclut Marina Boucher.