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"D'escadrons de la mort" à "chair à canon", l'année sanglante des mercenaires du groupe Wagner

Dépêché à Kiev au début du conflit pour assassiner le président Zelensky, le groupe Wagner devait être l'arme secrète de la Russie dans la guerre éclair qu'elle souhaitait mener contre l'Ukraine. Loin de cette image d'unité d'élite, la milice privée est aujourd'hui essentiellement composée de repris de justice utilisés comme "chair à canon".

C'est par une note de ses services secrets que le gouvernement ukrainien découvre le plan russe pour faire tomber Kiev. Le 27 février 2022, quatre jours après le déclenchement de l'invasion russe, l'Ukraine fait état de la présence de 400 mercenaires du groupe Wagner aux abords de la capitale. Leur cible : le président Volodymyr Zelensky, mais aussi les membres de son cabinet. Sur leur liste noire figuraient 23 noms, parmi lesquels celui du maire de Kiev, Vitali Klitschko.

"Les mercenaires étaient alors très dangereux. Ils étaient expérimentés, bien équipés et formés avec plusieurs missions à leur actif en Syrie, au Mali et ailleurs", explique Karen Philippa Larsen, experte en sécurité à l'Institut danois en recherches internationales (DIIS), spécialisée dans l'étude du groupe Wagner. 

Créé en 2014, le groupe Wagner commence à faire parler de lui la même année lors des premiers combats dans le Donbass en Ukraine et dans le cadre de l'annexion de la péninsule de Crimée par Moscou. L'organisation étend peu à peu ses activités dans une trentaine de pays, en particulier en Syrie, en Libye, en Centrafrique et au Mali. Réputée pour sa brutalité, la milice agit de manière clandestine, permettant à Moscou de démentir son implication officielle dans des conflits armés tout en lui servant d'outil d'influence géopolitique. 

Terreur sur Boutcha

Si le groupe a maintenu une présence en Ukraine après 2014, l'invasion russe a engendré un afflux massif de ses mercenaires  Selon les services de renseignements ukrainiens, entre 2 000 et 3 000 soldats recrutés par Wagner sont entrés dans le pays en janvier 2022, quelques semaines avant le déclenchement de l'invasion du 24 février.

"Dès le mois de décembre 2021, nous avons constaté que Wagner avait lancé une nouvelle campagne de recrutement. À cette époque, on ignorait dans quel but, jusqu'à ce que l'invasion commence", rappelle Karen Philippa Larsen

Dans la foulée des informations révélant la présence de ces mercenaires à Kiev au début du conflit, le gouvernement a immédiatement décidé d'imposer un couvre feu de 36 heures et un strict confinement de la population. Quiconque s'aventurait hors de chez lui pouvait alors être soupçonné d'être un agent russe et risquait l'arrestation, et pire encore. 

Tenu en échec par les forces de sécurité ukrainiennes, Wagner s'engage aux côtés de l'armée russe dans les combats qui font rage autour de la capitale. Ses mercenaires sont notamment signalés au printemps à Boutcha, ville martyre située à 25 km au nord-ouest de la capitale, théâtre de crimes de guerre commis contre des civils. 

Dans le sillage du retrait russe commencent à se propager à travers le monde les premières images de rues jonchées de cadavres des habitants. Certains ont les mains attachés dans le dos. D'autres ont été mutilés ou brûlés. Selon les autorités locales, 419 personnes dont neuf enfants ont été tués pendant l'occupation russe. De nombreux témoignages ont également fait état de tortures et de viols.

Si les troupes russes ont joué un rôle majeur dans ces exactions, des membres du groupe Wagner ont également participé à cette stratégie de terreur, selon les services de renseignement allemands.

Moins bien formés, moins bien équipés

L'été 2022 a constitué un virage dans l'engagement du groupe Wagner en Ukraine. Au lieu de s'attacher les services de militaires professionnels, l'armée fantôme de Vladimir Poutine a commencé à recruter dans les prisons russes.  

Dans une vidéo publiée sur Telegram, le patron de Wagner, Evguéni Prigojine – surnommé le "cuisinier de Poutine" – promet aux détenus une amnistie en échange d'un engagement de six mois en Ukraine. "Cela a été un énorme changement qui a transformé la nature du groupe", analyse Karen Philippa Larsen, rappelant que sur les 50 000 mercenaires déployés en Ukraine, 40 000 sont des prisonniers russes.

"Contrairement aux premiers membres de Wagner, ces détenus n'ont reçu qu'une formation de quelques semaines. À peine de quoi se familiariser avec l'utilisation d'une arme. Ils sont également beaucoup moins bien équipés", ajoute la chercheuse. 

Méprisés par les mercenaires plus expérimentés, ces prisonniers sont envoyés dans les endroits les plus dangereux du front, précise Karen Philippa Larsen, en particulier dans l'Est à Bakhmout, décrit comme une "boucherie" par Evguéni Prigojine. "On les envoie sur le terrain pour savoir d'où les Ukrainiens tirent. Pour Wagner, ils servent de 'chair à canon'".

Cette année a également marqué pour Wagner l'officialisation de son existence. Prigojine, qui a longtemps démenti ses liens avec la milice, a reconnu fin septembre être à la tête de l'organisation paramilitaire, avant d'ouvrir en novembre un QG dans la ville de Saint-Pétersbourg.

Un changement total de stratégie destiné à asseoir la légitimité Prigojine et à le positionner sur la scène politique russe à travers l'image d'un chef de guerre dynamique, selon Karen Philippa Larsen.

Alors que l'armée russe est à la peine en Ukraine, Wagner revendique au contraire des succès dans l'Est. Une rivalité croissante apparaît entre la milice et le ministère de la Défense : Prigojine s'en prend de plus en plus ouvertement à "l'incompétence" de l'armée régulière.

Rivalité croissante

Cependant, Wagner a payé cher ses "succès" sur le front. Karen Philippa Larsen estime que 40 000 mercenaires, soit 80 % des effectifs, ont déserté, se sont rendus ou ont été tués ou blessés. "Il ne reste donc que 10 000 combattants en Ukraine", ajoute la chercheuse, précisant que ses pertes ne sont pas comptabilisées par Moscou car ces soldats n'appartiennent pas à l'armée régulière.

Ces derniers mois, plusieurs témoignages et vidéos ont démontré la brutalité du fonctionnement interne du groupe. En novembre, Evguéni Prigojine avait froidement commenté la vidéo de l'exécution à coups de marteau d'un "déserteur" : "Un chien mérite la mort d'un chien".

Au cours des mois de décembre et janvier, le groupe Wagner aurait perdu l'essentiel de ses forces dans la bataille de Soledar en multipliant des vagues d'assaut désespérés contre les défenseurs ukrainiens. "C'était une mission suicide", explique Karen Philippa Larsen, pour qui la prise de la ville s'explique davantage par le nombre ahurissant de soldats envoyés à la mort que par une quelconque stratégie militaire.

Wagner revendique la prise de Soledar le 11 janvier. Mais l'annonce n'est pas confirmée par Moscou. Le lendemain, le ministère russe de la Défense affirme que la ville est tombée mais sans mentionner la contribution des mercenaires de Wagner. Furieux, Prigojine accuse l'armée russe d'avoir "volé la victoire" à ses hommes.

Depuis, les relations déjà exécrables entre Prigojine et l'état-major n'ont cessé de de se détériorer. En février, Wagner a annoncé l'interruption de sa campagne de recrutement dans les prisons, malgré un nombre colossal de pertes. Selon Karen Philippa Larsen, cette décision est probablement la conséquence d'un ordre direct du ministère russe de la Défense qui reste le principal fournisseur de Wagner, et a donc le pouvoir de lui couper les vivres.

"La loi russe a également été modifiée pour permettre à l'armée de recruter des personnes avec des antécédents criminels", détaille l'experte. Une manière pour l'armée russe de se défaire partiellement de sa dépendance à l'infanterie fournie par Wagner.

Cette rivalité a récemment franchi un nouveau cap lorsque Prigojine a critiqué à la mi-février le chef d’état-major en personne, Valeri Guerassimov, ainsi que le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, pour le manque de soutien matériel aux membres de sa milice – une forme de "trahison à la patrie", selon lui.

Wagner semble aujourd'hui bien loin de l'image d'une armée de soldats aguerris, observe Karen Philippa Larsen, qui voit Prigojine de plus en plus mis sur la touche par Moscou. "Cependant, il ne faut pas le sous-estimer. Désormais, il a deux options : soit il quitte l'Ukraine et se concentre sur l'édification d'une armée de professionnels opérant à l'étranger, soit il insiste en Ukraine. Mais ce scénario dépendra en grande partie de sa capacité à recruter de nouveaux combattants, ce qui est devenu pour lui de plus en plus difficile".

Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.