L'organe judiciaire des Nations unies a sommé mercredi l'Azerbaïdjan de mettre fin au blocus du corridor de Latchine, l'unique route reliant l'enclave du Haut-Karabakh à l’Arménie, en cours depuis la mi-décembre. Quelle peuvent être les conséquences de cette ordonnance sur le blocus, et plus généralement sur le conflit ? Décryptage.
La Cour internationale de justice, principal organe judiciaire des Nations Unies, a ordonné mercredi 22 février à l'Azerbaïdjan de mettre fin au blocus du corridor de Latchine, la seule route reliant le Haut-Karabakh à l’Arménie, dans cette région disputée du Caucase du sud.
Depuis mi-décembre, des Azerbaïdjanais, se présentant comme des activistes écologistes mobilisés contre des mines illégales, bloquent ce couloir vital pour les 120 000 habitants de l’enclave, majoritairement arméniens, qui se voient privés d’approvisionnement en nourriture et en médicaments.
Alors que les Arméniens accusent Bakou de créer une crise humanitaire, de son côté, l'Azerbaïdjan nie avoir ordonné le blocage de cette route vitale pour l'enclave séparatiste.
L'Azerbaïdjan "doit prendre toutes les mesures dont elle dispose afin d'assurer la circulation sans entraves des personnes, des véhicules et des marchandises le long du couloir de Latchine dans les deux sens", a déclaré Joan Donoghue, juge présidente de la Cour internationale de justice (CIJ). Il y a "urgence" à mettre fin au blocus qui pourrait causer "un préjudice irréparable", a-t-elle ajouté lors d'une audience.
Les deux anciennes républiques soviétiques s'étaient affrontées au début des années 1990, lors de l’effondrement de l'URSS, pour le contrôle du Haut-Karabakh, territoire montagneux peuplé majoritairement d’Arméniens.
Ce premier conflit, qui avait fait 30 000 morts, s'était soldé par une victoire arménienne. Mais l'Azerbaïdjan, pays allié de la Turquie, a pris sa revanche en lançant une deuxième guerre à l'automne 2020. Cette offensive a permis à Bakou de prendre le contrôle de nombreux territoires, dont Choucha (Chouchi, en arménien), ville stratégique à 15 kilomètres de la capitale séparatiste Stepanakert.
En novembre, la signature d'un cessez-le-feu sous l’égide de la Russie avait mis fin à six semaines de combats ayant fait près de 6 500 morts. Deux jours de nouveaux affrontements à la frontière entre ces deux pays, en septembre 2022, ont fait au moins 170 morts et poussé des centaines de civils arméniens vivant dans la zone frontalière à fuir.
Depuis, de fragiles négociations de paix n'ont toujours pas porté leurs fruits. Bakou et Erevan ont fait appel séparément à la CIJ pour que celle-ci intervienne dans le conflit. Les arrêts de la CIJ sont sans appel, mais il n'existe aucun recours coercitif pour les faire appliquer.
Pour comprendre les enjeux de l’ordonnance de la CIJ et ses conséquences sur le blocus, France 24 a interrogé Taline Papazian, chargée de cours à Sciences-Po Aix et directrice de l’ONG Armenia Peace Initiative.
France 24 : Comment analysez-vous l’ordonnance de la Cour internationale de justice ? Est-elle purement symbolique ou est-ce une victoire pour les Arméniens ?
Taline Papazian : Cette décision est très importante, elle est loin de l’ordre du symbole. Elle est capitale dans le sens où elle reconnaît que le corridor de Latchine est sous blocus, contrairement aux affirmations de Bakou, et met en garde contre les conséquences de son maintien. Même si la Cour internationale de justice n’a pas les moyens d’imposer quoi que ce soit à l’Azerbaïdjan, on peut considérer son ordonnance comme une petite victoire diplomatique pour l'Arménie. Car on sait bien que ce genre de décisions émanant d’instances juridiques, de par leur exposition internationale, a des implications et des influences directes sur la perception des différents acteurs internationaux. Je dis "petite victoire" parce qu’il faut la considérer à l’échelle de la masse des défis qui sont devant l’Arménie et le Haut-Karabakh, mais il s’agit indéniablement d’un pas important. Erevan est en train de mener, depuis 2021, une diplomatie du droit international qui peut lui permettre de mettre en évidence le fond croissant de politique raciale anti-arménienne appliquée à tous les niveaux en Azerbaïdjan. Or, c’est tout un pan de la diplomatie publique dans laquelle elle aurait pu se lancer depuis au moins 2004, c'est-à-dire depuis la décapitation de cet officier arménien, Gurgen Margaryan, par un militaire azerbaïdjanais, lors d’un programme de formation organisé par l’OTAN en Hongrie.
Sur place, la situation est intenable pour la population, qui voit la crise humanitaire s’aggraver jour après jour. Qu’en est-il sur le terrain ?
La population tient toujours, mais les effets du blocus sont durement ressentis en raison de la multiplication des pénuries. Elle manque notamment de médicaments, de denrées alimentaires, de fruits, de légumes et de lait en poudre pour les enfants. De produits d’hygiène également. Depuis quelques semaines, les troupes d’interposition russes ont commencé à fournir, de temps en temps, un peu d’aide humanitaire. Mais dans des proportions qui ne sont pas à même de subvenir aux besoins de tous les habitants ni d'éloigner le spectre d’une crise humanitaire. Autre effet du blocus : les patients soignés dans les hôpitaux sont en danger de mort faute de pouvoir être transférés vers Erevan. De leur côté, les enfants n’ont plus accès aux écoles qui n’ont pas rouvert après la fin des vacances de Noël, en janvier, faute de pouvoir chauffer convenablement les salles de classe, en raison des rationnements de gaz. Au fond, les Arméniens du Haut-Karabakh sont pris en tenailles entre les forces russes, qui sont l’arme aux pieds, et les forces armées azerbaïdjanaises qui réclament désormais l’instauration de checkpoints, ce qui reviendrait à conditionner chaque entrée et sortie au bon vouloir de Bakou. Même si sur place, aux yeux des habitants, la présence des soldats russes dans la zone incarne, jusqu’ici, un rempart contre l’armée azerbaïdjanaise.
Il est difficile d’imaginer une sortie de crise rapide, malgré l’ordonnance de la CIJ. Que faut-il attendre de la Turquie, où s’est récemment rendu le ministre arménien des Affaires étrangères, après le double séisme du 6 février ?
Il est trop tôt pour savoir si la décision de la CIJ va directement peser en faveur d’une levée rapide du blocus. D'un point de vue générale de la situation, on reste au bord d’une possible guerre, même si la mission d'observation de l’UE, déployée en début de semaine à la frontière entre les deux pays, l’éloigne à court terme. Si les Arméniens ont résisté pendant 44 jours contre des forces infiniment supérieures lors de la guerre de 2020, le déséquilibre des forces en faveur de l’Azerbaïdjan est trop important. Ce qui fait que nous sommes loin d'une dynamique de négociations sereines, constructives et apaisées entre deux parties qui verraient la paix de la même manière et qui souhaiteraient construire un avenir stable dans la région. La Turquie peut-elle jouer un rôle ? Si elle le souhaitait, elle le pourrait. Ankara se trouve depuis le double séisme dans une situation qui va forcément rebattre les cartes dans les mois qui viennent aux niveaux politique et économique. Mais aussi dans ses rapports avec les partenaires occidentaux et les bailleurs de fonds internationaux, alors que le pays est englué dans une grave crise économique, et qu’il va devoir répondre aux conséquences socio-économiques des séismes. Donc peut-être que dans ce grand bouleversement qui va avoir lieu, il y aura des opportunités pour accélérer ou diriger dans un sens positif les tentatives de rétablissement de relations diplomatiques entre la Turquie et l’Arménie – et, par ricochet, influer sur la question du Haut-Karabakh. Mais sûrement pas à court terme.
Quid de la Russie, médiateur traditionnel du conflit, qui continue à vouloir jouer les médiateurs ?
Ce blocus réduit à néant un article très important de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020, signé sous l'égide de Moscou. Certains pourraient même avancer que la disposition sur le corridor de Latchine ne fonctionnant pas, la légitimité de la présence de ses forces est remise en question. Or, déjà en grande difficulté en Ukraine, la Russie ne peut pas se permettre de continuer à perdre pied dans le Caucase du sud. Quand le Kremlin ne peut plus jouer les gendarmes, un pays comme l’Azerbaïdjan, qui a pleinement les moyens d’une diplomatie souveraine grâce à ses hydrocarbures, en profite pour rompre un peu plus les ponts avec Moscou. Et l’Arménie, qui n’a pas les mêmes moyens mais qui essaye tant bien que mal de préserver ses intérêts, remet de plus en plus en cause ses relations avec les Russes. Le risque pour les Arméniens est d'être pris en étau entre les conflits géopolitiques de l'Occident et la Russie. En tous cas, cette dernière, intéressée comme la Turquie par l’établissement dans le sud de l’Arménie du corridor de Meghri, exigé par l’Azerbaïdjan pour relier son territoire au Nakhitchevan – une enclave azerbaïdjanaise –, ne peut plus aujourd’hui se poser en médiateur et en alliée d’Erevan.