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Aux États-Unis, le jeu d'équilibriste de Joe Biden sur l'immigration

Nouvelles mesures contre l'immigration illégale, déplacement à la frontière avec le Mexique et rencontre, lundi, avec le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador Après deux ans où Joe Biden a laissé de côté la question migratoire, lui valant des critiques de ses adversaires, le président américain semble désormais s'emparer du sujet.

L'année 2023 commence avec un dossier épineux pour Joe Biden : l'immigration. Pour la première fois depuis le début de son mandat, il y a deux ans, le président américain s'est déplacé à la frontière avec le Mexique, dimanche 8 janvier, dans la ville texane d'El Paso, l'une des plus grandes portes d'entrée des migrants aux États-Unis.

Accueilli par le gouverneur de l'État, le très conservateur Greg Abbott, il y a rencontré des agents de la police aux frontières, visité un centre d'accueil de migrants avant de se rendre sur l'immense pont qui relie la ville à sa jumelle mexicaine, Juarez. Le soir même, il s'est envolé pour Mexico pour participer à un sommet avec son homologue mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador et le Premier ministre canadien Justin Trudeau. Et là encore, la question migratoire devait être au centre des discussions. 

Avant ce déplacement inédits, la Maison Blanche avait déjà annoncé, jeudi, de nouvelles mesures sur le sujet. Jusqu'à 30 000 migrants en provenance de Cuba, d'Haïti, du Nicaragua et du Venezuela - parmi les principales nationalités à transiter quotidiennement par la frontière mexicaine - seront autorisés à entrer chaque mois aux États-Unis. Ces derniers devront cependant remplir plusieurs conditions : arriver obligatoirement par avion, "pour ne pas ajouter une charge de travail aux garde-frontières au sol" selon l'exécutif, et être parrainé financièrement par une personne vivant déjà aux États-Unis.

Ces milliers de migrants autorisés pourront rester sur le territoire américain pendant deux ans et recevoir un permis de travail. En revanche, ceux qui franchiront illégalement la frontière seront immédiatement refoulés et seront interdits d'entrée sur le territoire pendant cinq ans. 

En parallèle, Washington souhaite lancer une application mobile sur laquelle les migrants devront s'inscrire pour avoir une chance de passer la frontière légalement. Une façon, d'après Washington, de lutter plus efficacement contre les filières illégales de passeurs. "Ne venez pas à la frontière" sans avoir lancé auparavant une procédure légale, a ainsi résumé Joe Biden.

Un sujet absent pendant deux ans

"Autant de déplacements et d'annonces qui montrent que Joe Biden veut de nouveau s'atteler à ce dossier brûlant", analyse Jean-Éric Branaa, spécialiste des États-Unis et maître de conférences à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.

À son arrivée à la Maison Blanche, le président démocrate avait annoncé vouloir mettre en place une profonde réforme de l'immigration. "L’Amérique est plus sûre, plus forte et plus prospère avec un système migratoire sain et humain qui accueille les migrants et leur permet de contribuer à la marche en avant de notre pays", faisait-il valoir. Il avait d'ailleurs donné le ton dès le jour de son investiture, le 20 janvier 2021, en suspendant la construction du mur à la frontière mexicaine et en levant l'interdiction d'entrée sur le sol américain de ressortissants de pays en majorité musulmans - deux mesures phares de son prédécesseur Donald Trump.

Mais depuis, mis à part un décret s'attaquant à la séparation des familles à la frontière, le président est resté très silencieux sur la question, la déléguant majoritairement à sa vice-présidente Kamala Harris. "Pour cause, il s'agit certainement de l'une des questions les plus périlleuses pour le président : elle est fortement instrumentalisée par ses adversaires du parti républicain et elle est très sensible auprès de l'opinion publique", explique le spécialiste. "Et dans un contexte marqué par une crise économique, une inflation galopante et la crise du Covid-19, il aura préféré privilégier les questions de politique intérieure."

Le sujet est d'autant plus sensible que depuis son élection, les migrants n’ont jamais été aussi nombreux à tenter leur chance vers les États-Unis. Environ 2,15 millions de migrants illégaux ont été arrêtés à la frontière mexicaine en 2022 selon les statistiques publiées en septembre par la police des frontières, contre 1,7 millions en 2021. Et 27 % de ces interpellations concernaient des migrants qui avaient déjà tenté plusieurs fois de franchir la frontière au cours des douze derniers mois. Sur le seul mois de novembre, 230 000 arrestations ont été enregistrées.

"Face à ce constat, la crise migratoire a été l'un des grands leviers des républicains pendant la campagne des élections de mi-mandat. Ils ont régulièrement accusé le camp démocrate d'être responsable de la situation. On se souvient de ces élus qui ont expédié des convois de milliers de migrants dans des villes démocrates au printemps dernier...", abonde Olivier Richomme, spécialiste des États-Unis et professeur à l'Université Lyon II.

Un pas vers les républicains "pour éviter le blocage"

En sortant de son mutisme le 5 janvier, Joe Biden s'est cependant attiré, cette fois, les foudres de son propre camp et des associations de défense des immigrés. La principale raison : contrairement à leurs attentes, le président américain semble préserver le dispositif "Title 42". Ce décret, mis en place par Donald Trump au début de la pandémie de Covid-19, permet de reconduire des migrants à la frontière au nom du risque de propagation de la maladie - une mesure immédiate, qui ne prévoit pas de recours légal. 

"Pour beaucoup d'entre nous, qui travaillons dans le domaine de l'immigration, nous espérions que l'administration Biden signe la fin du 'Title 42" et le rétablissement du droit d'asile. C'est une déception", déplore auprès de The Guardian Alex Miller, directeur de campagne pour l'ONG the Immigration Council’s Campaign.

"Avec ces mesures, l'accès à l'asile va être limité aux personnes qui ont les bonnes nationalités, qui ont des moyens et les bons soutiens...", ajoute-t-il. "Et l'usage obligatoire d'une application mobile risque de rendre la procédure encore plus difficile pour tous les migrants qui n'ont pas accès aux outils numériques ou qui ne parlent pas anglais ou espagnol."

"C'est raciste et classiste", dénonce de son côté United We Dream, une association portée par de jeunes migrants. "Ce maintien de 'Title 42' va faire du tort aux personnes mêmes que le gouvernement assure vouloir protéger." 

"Il ne faut pas oublier que, depuis le début de sa présidence, Joe Biden est systématiquement freiné par le Congrès sur toutes les questions liées à l'immigration", nuance Jean-Éric Branaa. "Certes, 30 000 personnes par mois, c'est faible par rapport au nombre qui se présente chaque jour à la frontière mais c'est déjà un pas dans la bonne direction. En proposant ces mesures en demi-teinte, Joe Biden joue à l'équilibriste. Il fait un pas vers les républicains et espère contourner les blocages."

"Ces annonces interviennent par ailleurs alors que le 'Title 42' est au cœur d'une bataille judiciaire : la Cour suprême a décidé fin décembre de reporter sa décision sur son maintien ou non'", poursuit Olivier Richomme. "Or les républicains ne cessent de brandir la menace qu'une levée soudaine de ce dispositif entraînerait un afflux massif aux frontières." Initialement, le "Title 42" devait être suspendu le 21 décembre dernier. La date a été reportée face au recours d'une vingtaine d'États conservateurs. 

"Donald Trump avait comme unique politique de fermer les frontières aux migrations. Joe Biden, lui, admet qu'il y a une crise humanitaire. Mais il joue sur une position subtile, qui vise à dire : 'On sait que cette crise existe et on va la gérer de la façon la plus raisonnée possible'", résume le spécialiste.

Les "Dreamers" en ligne de mire

Selon Jean-Éric Braana, Joe Biden espère faire ainsi flancher les Républicains en sa faveur sur un autre dossier migratoire, celui des "Dreamers", ces centaines de milliers d'enfants de migrants souvent nés aux États-Unis de parents en situation irrégulière. "Depuis l'administration Obama, ces mineurs, qui souvent ne connaissent que les États-Unis et n'ont plus de proches dans leur pays d'origine, bénéficiaient d'un statut temporaire qui leur permettait d'étudier et de travailler. Joe Biden a promis de leur donner un statut définitif et de leur ouvrir la voie à la citoyenneté", explique-t-il. "En acceptant de durcir le ton sur l'immigration illégale, il espère certainement s'offrir une marge de manœuvre un peu plus importante sur cette question-ci et pouvoir faire passer au moins une loi phare dans sa deuxième partie de mandat." 

Enfin, au Mexique, lundi, il faudra que Joe Biden s'attèle à un autre chantier : renforcer la coopération avec ses voisins sur cette question migratoire. Si Mexico a d'ores et déjà accepté d’accueillir en sens inverse 30 000 personnes par mois, expulsées des États-Unis car en condition irrégulière, la tâche pourrait tout de même s'annoncer ardue. Le président du Mexique, Andres Manuel Lopez Obrador avait décidé de bouder le dernier sommet des Amériques, organisé à Los Angeles en juin dernier, qui affichait justement cet objectif d'harmoniser la lutte contre l'immigration clandestine entre États-Unis et Amérique latine. Pour cause, Washington avait refuser d’adresser une invitation à trois autres pays majeurs dans cette question : Cuba, le Venezuela et le Nicaragua.