
Ces deux dernières années aux États-Unis, les États républicains ont multiplié les lois portant atteinte au droit de vote, sous prétexte de lutter contre la fraude électorale. Les élections de mi-mandat du 8 novembre seront l'occasion de constater les dégâts.
Deux ans après une élection présidentielle contestée par le perdant, la tension monte à l'approche des élections de mi-mandat du 8 novembre aux États-Unis. La théorie de l'élection volée avancée par Donald Trump n'a jamais été avérée, faute de preuves de fraude électorale à grande échelle. Pourtant, plusieurs États républicains prétendent combattre cette "fraude" à l'aide de nouvelles lois. Des textes dénoncés par les organisations de défense de la démocratie comme des attaques au droit de vote.
Au total, selon l'institut Brennan Center For Justice, 42 lois restreignant ce droit fondamental ont été promulguées dans 21 États depuis début 2021, quand le démocrate Joe Biden a été investi président. Parmi ces lois, 33 contiennent au moins une provision qui sera en vigueur lors des Midterms dans 20 États. Ces chiffres sont bien plus élevés que lors des précédents cycles électoraux, l'année 2021 ayant même constitué un record, selon le Brennan Center For Justice. Or, dans les États-clés comportant des courses serrées, ces nouveaux textes pourraient bien peser sur les résultats.
L'institut fait la distinction entre deux types de lois : celles qui rendent le vote des électeurs plus difficile en pratique et celles, plus récentes, qui ouvrent la porte à une interférence partisane ou à des menaces contre les organisateurs du scrutin. Le gros des restrictions pratiques se concentre sur le vote par correspondance, très prisé en 2020 notamment par les personnes âgées, alors que la pandémie de Covid-19 faisait rage.
12 fois plus de bulletins rejetés au Texas
Au Texas, où la théorie du complot de l'élection volée de Donald Trump a particulièrement bien circulé, une loi impose ainsi des restrictions supplémentaires pour obtenir et renvoyer un bulletin par courrier. Et ses effets se sont déjà fait sentir. Lors des primaires du mois de mars 2022, quelque 25 000 bulletins par correspondance ont été rejetés, soit un taux de refus de plus de 12 %, 12 fois plus élevé qu'en 2020. Les rejets ont été légèrement plus importants pour les électeurs démocrates que républicains.
Des textes similaires ont été votés dans les États-clés de Floride, de Géorgie ou encore d'Arizona, où les électeurs devront se prononcer le 8 novembre sur un amendement à la Constitution locale qui impose des conditions d'identification plus strictes pour voter en personne et par courrier. Par exemple, le bulletin par correspondance ne sera pas validé si l'enveloppe qui le contient ne comporte pas un numéro d'identification issu du permis de conduire ou encore de la carte de sécurité sociale du votant.
Si présenter une pièce d'identité pour voter peut paraître évident en France, ça ne l'est pas forcément aux États-Unis, comme l'explique Lisa Bryant, cheffe du département de science politique de l'université California State de Fresno et spécialiste de l'organisation des élections : "Certains disent que tout le monde a des papiers d'identification, mais c'est faux. Les gens qui vivent dans des zones urbaines densément peuplées et qui ne conduisent pas peuvent ne pas en avoir. Tout comme les personnes âgées qui ne conduisent plus, ou les minorités ethniques, en particulier les personnes avec des faibles revenus. Il faut savoir qu'aux États-Unis, le gouvernement ne fournit pas de pièce d'identité. Il faut payer pour en obtenir une, par exemple en passant son permis de conduire."
Les électeurs de couleur visés
D'autres types de restrictions ont été votées dans le pays, pénalisant davantage les personnes de couleur. L'Oklahoma a ainsi grandement compliqué l'enregistrement sur les listes électorales des habitants sans adresse traditionnelle, comme c'est le cas des sans-abri ou des Amérindiens vivant sur des terres tribales. Au Texas, le vote en voiture a été interdit. Alors qu'en 2020 cette pratique était particulièrement prisée – et contestée – dans le comté très peuplé et multiculturel de Harris, à Houston.
De son côté, la Géorgie a limité l'accès aux urnes extérieures, des boîtes aux lettres qui permettent aux électeurs de glisser leur bulletin ailleurs que dans un bureau de vote, comme on en voit parfois devant les églises afro-américaines. Dans cet État, lors des primaires du printemps dernier, si la participation générale a augmenté, la participation des électeurs blancs était plus importante que celle des électeurs noirs. Un écart de six points de pourcentage, bien plus grand que lors des primaires passées. "Cela ne prouve pas que ce sont les nouvelles lois restrictives en Géorgie qui ont creusé cet écart, mais cela montre que les choses ne vont pas dans la bonne direction", regrette le Brennan Center For Justice.
La politologue Lisa Bryant rappelle qu'aux États-Unis, les élections se tiennent un mardi, un jour où les citoyens travaillent. Aux yeux des défenseurs du droit de vote, toutes les manières d'accomplir son devoir citoyen autrement que le jour J au bureau de vote sont donc considérées comme bienvenues pour améliorer la participation. Or, c'est justement là que la plupart des attaques au droit de vote se jouent aujourd'hui, selon la chercheuse. "Soit vous rendez le vote moins pratique (en limitant la possibilité de voter par correspondance, comme on l'a vu, NDLR), soit vous essayez, peut-être intentionnellement, d'éloigner les gens des urnes en rendant le vote difficile et chronophage (en réduisant par exemple le nombre de bureaux de vote dans certains quartiers, ce qui provoque de longues files d'attente, NDLR)."
La pression des "poll watchers"
À ces restrictions pratiques s'ajoutent des interférences partisanes sur le bon déroulement du vote. Ici encore, la Géorgie inquiète particulièrement. Les législateurs ont octroyé davantage de droits aux "poll watchers", ces observateurs délégués par les partis politiques pour surveiller les bureaux de vote. Une manière de mettre la pression sur le personnel chargé de recevoir les électeurs et de dépouiller les bulletins. Ces derniers avaient déjà été particulièrement éprouvés en 2020, lorsqu'ils avaient dû recompter des voix sous les yeux d'observateurs menaçants, parfois sous protection policière.
Lisa Bryant s'inquiète de l'effet dévastateur de ce type de menaces sur le recrutement du personnel dans les bureaux de vote, dont dépend la bonne tenue du scrutin. "La plupart du temps, il s'agit de volontaires qui touchent une petite compensation, de l'ordre de 100 dollars par jour, pour de longues journées de travail pouvant aller de 6 h du matin à minuit", explique-t-elle. "Historiquement, on considère qu'ils viennent exercer leur devoir civique, rendre service à leur communauté, participer au processus électoral. Souvent, ce sont des retraités – l'âge moyen est de 67 ans. Or, la possibilité de voter plus tôt, qui a rallongé notre période électorale de quelques semaines, avait déjà créé des difficultés à recruter ces volontaires, qui ne sont pas disponibles sur autant de journées d'affilée. Le problème de manque de personnel est désormais aggravé car ces volontaires s'inquiètent de possibles intimidations et menaces de la part des 'poll watchers'. Donc ils ne veulent plus venir."
À l'inverse, des partisans du "grand mensonge" (ceux qui pensent que l'élection 2020 a été volée à Donald Trump en raison de fraudes électorales) s'inscrivent en nombre pour occuper diverses fonctions dans les bureaux électoraux, par exemple pour siéger dans les commissions de contrôle du vote par correspondance. "La possibilité qu'ils tentent de rejeter certains bulletins, s'ils estiment qu'un électeur n'est pas vraiment inscrit sur les listes, est à craindre", selon Lisa Bryant. L'universitaire regrette que les "codes électoraux ne soient pas équipés pour faire face à cet afflux de conspirationnistes qui tentent d'infiltrer le système électoral".
Intimidation
Les efforts des États républicains ne s'arrêtent pas là. Toujours en Géorgie, les législateurs ont donné au conseil électoral de l'État un droit de regard sur ce que font les comtés, avec la possibilité de limoger les administrateurs locaux – des professionnels – en charge des élections. Ils risquent ainsi d'être remplacés par des éléments partisans qui ne connaissent pas le métier. Et pour ne rien arranger, une autre loi permet au Georgia Bureau Of Investigation, une agence de l'État, d'enquêter et de référer au procureur les cas de suspicion de fraude électorale. Ce qui, selon le Brennan Center For Justice, ouvre la voie à des poursuites "politiquement motivées" devant les tribunaux.
"Ces lois servent à intimider les officiels en charge des élections, ceux qui travaillent dans les bureaux de vote et les électeurs eux-mêmes. Elles contribuent à une atmosphère de peur et créent le risque que les personnes qui encadrent les élections soient davantage soucieuses d'éviter des poursuites criminelles que de protéger les électeurs", dénonce l'institut.
À ces restrictions s'ajoute le problème du charcutage électoral, le fameux "gerrymandering". L'exemple du Texas est parlant. La carte électorale a été remodelée de telle sorte que les républicains sont presque immunisés contre la défaite. Certaines circonscriptions ont été remodelées de façon à diluer le vote des minorités ethniques. Il faudrait ainsi que les démocrates remportent 58 % des voix pour espérer à peine plus de 37 % des sièges au Parlement local. "L'élection 2022 va se jouer sur un terrain délibérément conçu pour favoriser un parti", conclut le Brennan Center For Justice.