Envoyé spécial à Sarajevo – Dans sa maison d’un quartier de Sarajevo, où voisinent tours en constructions, pavillons proprets et ruines, Mustapha Aït Idir est comme perdu. De retour après sept ans emprisonné à Guantanamo. Il témoigne sur ses conditions de détention.
France 24 : Après avoir été emprisonné pendant sept ans, comment vivez-vous votre retour ? Pouvez-vous nous décrire quelles ont été vos conditions de détention à Guantanamo ?
Mustapha Aït Idir : D'abord, revenir de Guantanamo, c’est comme arriver de Jupiter, et se retrouver sur la Terre. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, je ne sais pas où je suis. Je ne sais même plus qui je suis.
Le camp X-Ray de Guantanamo, c’est le pire endroit du monde. J’ai compté les fois où j’ai été frappé ou torturé : environ 500 fois en sept ans. Ils m’ont même cassé un doigt. Parfois, nous étions aspergés de gaz lacrymogènes avant que les coups ne commencent à pleuvoir. D’autres fois, les tortionnaires étaient accompagnés d’un médecin qui leur indiquait comment me frapper.
Je suis convaincu que mes deux gardiens n’ont jamais eu de ressentiment contre moi. Simplement, ils obéissaient aux ordres. Un jour, l’un recevait l’ordre d’être amical avec nous, et un autre devait nous maltraiter. Après quelques temps, ces deux soldats recevaient des ordres contraires, et celui qui avait été sympathique se mettait à nous maltraiter, alors que l’ancien "méchant" devenait "gentil".
France 24 : Durant votre détention, quels ont été vos liens avec les autres détenus de Guantanamo ? Et avec le monde extérieur ?
M. A. I. : Pour moi, le pire n’était pas la torture, mais l’isolement. J’ai été plusieurs fois placé en isolement total. Cela durait des mois. N’avoir personne à qui parler, ne voir personne pendant des mois, c’était à devenir fou. Une fois, je suis resté une année entière en isolement total.
En sept ans, j’ai pu parler deux fois au téléphone avec ma famille. Et alors que ma femme est Bosniaque et que mes enfants sont scolarisés à Sarajevo, j’ai dû leur parler en arabe, parce qu’il n’y avait pas de traducteur pour le bosniaque.
Nos contacts les plus fréquents se faisaient par courrier, car les lettres étaient autorisées, à condition qu’elles passent par la censure, qui était draconienne au point que les lettres en devenaient illisibles. Une fois, j’ai reçu une lettre de deux pages avec tellement de mots censurés que je n'ai pu en lire, en tout, que deux phrases.
France 24 : Avez-vous été soumis à des brimades ou des humiliations ? Lesquelles ?
M. A. I. : Comme à Guantanamo, les prisonniers sont censés être tous des fanatiques islamistes, les insultes allaient d’abord à l’encontre de la religion et du Coran. Ce livre était devenu un enjeu de récompense et de punition. Celui qui se comportait bien selon leurs standards recevait un Coran. Celui qui n’était plus coopératif se voyait retirer son Coran. Mais avant cela, il y avait les insultes au Coran. Ils frottaient le livre avec des sous-vêtements sales, ils arrachaient des pages ou jetaient le livre à travers les pièces.
Personnellement, je n’ai reçu un exemplaire du Coran qu’après plusieurs années. Au début, personne ne possèdait rien. Quant à mon livre de prières, j’aurais préféré qu’ils ne m’en donnent pas, vu ce qu’ils en faisaient après. Le Coran, ils me l’ont pris avant de me renvoyer en Bosnie, mais il a tout de même été placé dans l’avion. Les policiers me l’ont rendu à Sarajevo. C’est la seule chose que j’ai ramenée de Guantanamo.
France 24 : Dans quelles conditions s’est passée votre libération ? Avez-vous reçu des explications de la part des autorités ?
M. A. I. : Je n’ai jamais su réellement ce qui m’était reproché, depuis mon extradition illégale de Bosnie par l’armée américaine, ni pendant son séjour à Guantanamo. Même aujourd’hui, je n’en sais pas plus.
Je ne savais pas non plus avec certitude que j’allais être libéré. Quinze jours avant notre retour, les mauvais traitements ont cessé. Je n’ai plus été placé seul en cellule, mais avec les deux autres Bosno-Algériens qui ont été libérés en même temps que moi. Je ne les fréquentais pas à Sarajevo, et nous avons fait connaissance pendant ces deux derrières semaines. On a alors commencé à se douter qu’on allait être libérés.
Juste avant le départ, nous avons été convoqué. On nous a pris nos uniformes, et on nous a donné des vêtement civils, puis nous avons été placés dans un avion militaire. Nous avons volé 18 heures sans connaître notre destination, avant d’être remis à la police bosniaque. Je ne comprends toujours pas. Je ne comprends rien. Je suis perdu et je fais seulement maintenant la connaissance de mon plus jeune fils, âgé de sept ans, qui est né deux mois après mon arrestation. Je ne sais pas ce qui va se passer maintenant, mais il me faudra plusieurs mois pour revenir à un semblant de vie normale.