Kiev n’est plus une ville normale, loin de là. Prise dans l’étau de la guerre et des souffrances, la ville se réorganise. Des chefs d’entreprise contribuent à la résistance et viennent en aide à ceux qui en ont le plus besoin. Dans les supermarchés, chacun tente de faire face à la situation pour que la vie continue. Reportage.
Depuis près d’une semaine, l’armée russe terrifie la population de Kiev en frappant presque chaque matin des zones résidentielles. Vendredi 18 mars, à l’aube, un immeuble d'habitation a été touché à Svyatoshyn, à l’ouest de Kiev, faisant quatre morts, selon la mairie de la capitale.
Quelques heures plus tard, non loin des immeubles dévastés, les habitants de ce quartier se rendaient au supermarché pour faire leurs courses. Si plusieurs rayonnages sont complètement vides, cette grande surface fréquentée par les classes moyennes et supérieures reste correctement pourvue, avec de la viande, de la charcuterie, du café ou encore du houmous ou des bouteilles de kombucha, cette boisson tendance venue d’Asie. Avec leurs caddies, les clients vont et viennent, alors que quelques heures plus tôt, la fumée, les sirènes des ambulances et des pompiers créaient un chaos dans le quartier.
Au fond du magasin, une queue se forme pour acheter du pain, cuit sur place. Iryna Gorshkova, la gérante, explique avec calme qu’il n’y a pas de pénuries et que les problèmes d’approvisionnement des premiers jours de la guerre sont presque résolus.
"Nous avons toujours des problèmes, mais nous sommes parvenus à remettre en route les commandes par Internet et les livraisons à domicile. C’est très important pour les personnes âgées. Si le supermarché arrive encore à fonctionner, c’est avant tout grâce aux employés. Certains viennent désormais travailler à pied car il n’y a presque plus de transports en commun".
Elle ne sait pas vraiment comment sa direction parvient à maintenir un approvisionnement presque normal dans ses 240 magasins à travers le pays. Dans "son" supermarché, certains salariés ne peuvent plus occuper leurs postes car ils habitent trop loin ou ont quitté la ville. Mais ils ont été remplacés par des volontaires qui viennent travailler gratuitement.
Iryna et Vitaly se sont ainsi présentés spontanément. "Je suis vieux et j’ai des problèmes de santé. Je ne peux pas prendre un fusil pour défendre mon pays sur la ligne de front", raconte cet ingénieur à la retraite. "Il fallait que je trouve quelque chose à faire pour aider mon pays. Le gouvernement et l’armée ont réussi à ce que la vie quotidienne continue et empêcher que tout ne s’écroule."
Sa compagne, Iryna, comptable, travaille toujours à distance pour un laboratoire pharmaceutique, mais elle n’a que très peu d'activité, nous dit-elle. Elle vient quelques heures par jour disposer des produits sur les rayons pour que "l’Ukraine reste debout. Nous allons reconstruire le pays. Je remercie tous les pays du monde qui nous soutiennent".
Préserver une presque normalité dans une ville en guerre
Du côté des fruits et légumes, de nouvelles palettes viennent d’être disposées. Nous discutons avec Galyna, une des employées du supermarché, qui s’interrompt car elle doit s’occuper de "son client préféré" pour qui elle choisit des pommes. "Beaucoup de clients la connaissent, elle est très populaire" dit la gérante.
Âgée d’une soixantaine d’années, elle dit se "grouiller" le matin pour venir travailler. "Je n’ai pas peur de marcher dans la ville, même si c’est la guerre. Je m’y suis déjà habituée".
"Je vis tout au nord-ouest de la ville, près d’Hostomel et d’Irpin, c’est très dangereux. Hier, un entrepôt a été bombardé juste à côté de chez moi. Au moins ici, au travail, je n’ai pas peur de prendre une bombe sur la tête, je vis au 14e étage vous comprenez. Finalement, je me sens plus en sécurité au travail".
Je veux la paix. La paix en Ukraine et pour le monde entierSa directrice l’écoute, émue. Retenant sans doute quelques larmes, elle raconte que "tout le monde fait de son mieux pour s’adapter aux évènements mais c’est très dur pour nous. J’ai décidé de ne pas partir, je veux rester à Kiev pour faire mon travail. Où voulez-vous que j’aille ? Je travaille ici depuis 10 ans et je connais personnellement beaucoup de nos clients qui nous remercient tous les jours parce que nous sommes ouverts, parce que les employés continuent de travailler".
Car Kiev s’est mise à l’heure de la résistance civile. Clients, volontaires ou employés croisés dans ce supermarché vivent un moment d’intense solidarité et tentent de combattre la peur qui les tenaille. La ville est désormais sous la menace des forces russes, qui se trouvent à une trentaine de kilomètres du centre et dont les missiles peuvent frapper à chaque instant.
Galyna continue d’aller d’un client à un autre, et raconte que la défense territoriale (les civils en armes qui, notamment, contrôlent les checkpoints) "arrête des voitures aux barrages pour qu’on m’emmène au boulot. Et moi je leur prépare à manger. Je veux la paix. La paix en Ukraine et pour le monde entier".
La réorganisation de la société civile
Dans les quartiers ouest de la ville, de nombreuses entreprises sont à l’arrêt et contribuent à l’effort de guerre avec les moyens dont ils disposent. Oleksander Kozhan dirige une société qui fabriquait des revêtements d’intérieur prisés des designers.
Avec ses salariés, ils sont devenus des volontaires. Un chauffeur décharge dans la cour de l’entreprise un van rempli de colis d’aide humanitaire envoyés d’Italie. Avec sa femme et d’autres salariés, ils entreprennent immédiatement de trier les produits et d’identifier les médicaments. "Nous faisons parvenir cette aide aux gens qui en ont besoin, que ce soit les civils ou l’armée. Les hôpitaux nous demandent des kits médicaux".
Comme de nombreux Ukrainiens, Oleksander a cessé d’être pacifiste il y a bien longtemps. Aujourd’hui, il veut se rendre utile à tout prix et utilise les moyens logistiques de son entreprise pour faire de son mieux.
"Nous trouvons des véhicules pour emmener des gens, qui se sont échappés des zones de combat, vers l’ouest du pays. Nous avons transporté des groupes d’orphelins avec leurs accompagnateurs. Au retour vers Kiev, nous transportons des colis d’aide humanitaire."
À Kiev, les habitants vivent désormais au jour le jour, déterminés à résister par tous les moyens possibles. Depuis plusieurs jours, l’activité militaire des forces russes au nord de la ville semble s’être ralentie, mais la ville reste déserte. Chaque nuit revient la peur des bombardements et l’angoisse d’un encerclement de la capitale et de son éventuel pilonnage, comme à Kharkiv ou à Marioupol.