La succession de l'ancien Premier ministre libanais Saad Hariri, qui a annoncé son retrait de la vie politique lundi, est ouverte. Alors que la rue sunnite est encore sous le choc de la perte de son leader le plus influent, l'après-Hariri reste flou, alors que le pays est censé organiser des législatives au printemps. Décryptage avec Karim Emile Bitar, directeur de l'Institut de sciences politiques de l'université Saint-Joseph de Beyrouth.
Choix personnel ou injonction de l'Arabie saoudite, son parrain politique ? Les spéculations vont bon train au Liban après que, les larmes aux yeux, l'ex-Premier ministre libanais Saad Hariri a annoncé, lors d'une conférence de presse organisée à Beyrouth le 24 janvier, se retirer de la vie politique.
À quelques mois des élections législatives prévues pour mai 2022, la décision du principal leader sunnite a provoqué un séisme politique dans un pays en faillite économiquement et de plus en plus dominé par le Hezbollah chiite et ses alliés.
Une grande partie de la communauté sunnite se retrouve orpheline, privée de son zaïm [chef issu de la communauté] dans un pays régi par un système politique basé sur le mode confessionnel, dans lequel le poste de Premier ministre revient à l'un de ses membres.
"Même s'il s'agit d'une décision attendue, il n'en reste pas moins qu'elle a quand même provoqué un choc, explique Karim Emile Bitar, directeur de l'Institut de sciences politiques de l'université Saint-Joseph de Beyrouth et directeur de recherche à l'Iris. Certains de ses partisans ne voulaient pas y croire et pensaient même qu'il s'agissait de fausses rumeurs".
En tirant sa révérence à 51 ans, Saad Hariri laisse un grand vide sur la scène politique sunnite et nationale, après avoir dirigé le gouvernement à trois reprises entre 2009 et 2021.
"Cet événement qui boucle une longue phase du haririsme politique aura des conséquences importantes car la nature a toujours horreur du vide, estime Karim Emile Bitar. Et c'est particulièrement vrai au sein de cette communauté et dans la vie politique libanaise, où historiquement des leaderships ont pu disparaître et laisser place à l'émergence de nouvelles figures. Sauf qu'aujourd'hui une page se tourne et l'on ne voit pas encore qui pourrait combler ce vide immense".
Nombreux sont les candidats qui se positionnent déjà pour tenter de capter le patrimoine électoral de la famille Hariri, celui-là même qui a été façonné par l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, le père de Saad, assassiné en février 2005, et qui lui a permis de devenir un pilier du système politique du pays du Cèdre.
"Nous sommes face à la fois à un vide et à un trop-plein, car il y a beaucoup d'ambitions en jeu et un grand nombre de personnalités ou de partis qui cherchent déjà à récupérer les parts de marché politiques de Saad Hariri, souligne Karim Emile Bitar. Il y a d'abord l'adversaire de Saad Hariri, le Hezbollah, qui aimerait profiter du retrait de l'ancien Premier ministre pour infiltrer le milieu sunnite beyrouthin. Et le parti chiite a déjà commencé à soutenir certains de ses alliés sunnites pour leur permettre une éventuelle percée si les législatives devaient se tenir comme prévu".
"Il y a aussi des personnalités sunnites qui essaient de s'imposer, comme l'homme d'affaires et milliardaire Fouad Makhzoumi qui dispose d'une association caritative et de réseau clientéliste assez importants et qui avait pris des positions très fermes, aussi bien contre l'oligarchie financière que contre le Hezbollah, poursuit le chercheur Karim Emile Bitar. Son discours pourrait trouver un certain écho dans la rue sunnite".
Après Saad Hariri, Bahaa Hariri ?
Mais ce n'est pas tout. Puisque dans le propre clan de "Cheikh Saad", certains pourraient se montrer intéressés pour prendre sa succession. Et ce, alors même que l'ancien Premier ministre a annoncé la suspension de toute participation au pouvoir et demandé à son parti, le Courant du Futur, de ne pas présenter de candidats aux législatives.
"Outre certaines figures politique sunnites, comme l'ancien Premier ministre Fouad Siniora, qui fait partie du camp Hariri, ou l'actuel président du Conseil des ministres Najib Mikati, qui pourraient être tentés de jouer leur carte, il reste une inconnue : ce que compte faire le propre frère aîné de Saad Hariri, Bahaa Hariri".
À la tête d'une fortune personnelle estimée par Forbes à 2 milliards de dollars, Bahaa Hariri n'est pas membre du Courant du Futur. Mais il finance et soutien un mouvement politique baptisé "Sawa li Lubnan" (Ensemble pour le Liban), qui compte apporter son appui à des candidats aux prochaines législatives, issus notamment de la contestation de 2019.
"Supposément soutenu à la fois par la Turquie et par certains faucons saoudiens, Bahaa Hariri est sur une ligne plus dure vis-à-vis du Hezbollah que celle de son frère, mais à ce stade, il n'a pas encore au Liban le soutien affectif dont bénéficiait son frère dans la rue sunnite", précise Karim Emile Bitar.
Le chercheur indique que le retrait de Saad Hariri pourrait encore constituer une opportunité pour les petites forces noyées dans l'opposition. "Comme historiquement les sunnites de Beyrouth sont une communauté ouverte aux idées de renouveau et de changement, ça pourrait être une chance de voir émerger de nouveaux visages porteurs d'un discours très réformateur, à condition toutefois qu'ils parviennent à mener cette bataille politique de façon unifiée et autour d'une vision claire".
Un départ qui renforce la mainmise du Hezbollah ?
Si la succession de Saad Hariri est ouverte, il n'en reste pas moins que sa décision de jeter l'éponge a troublé la quiétude d'un échiquier politique immuable depuis plusieurs législatures. Car le retrait du plus puissant leader sunnite du pays, d'un point de vue électoral, rebat entièrement les cartes, analyse Karim Emile Bitar.
"Si certains alliés de Saad Hariri, comme le leader druze Walid Joumblatt, ont tenté de le dissuader de jeter l'éponge à quelques mois des législatives, son retrait pourrait éventuellement constituer une ouverture pour les Forces libanaises de Samir Geagea, indique-t-il. Ce parti chrétien farouchement opposé à l'hégémonie du Hezbollah sur la politique au Liban apparaît aujourd'hui comme le principal allié de l'Arabie Saoudite, qui depuis deux ou trois ans semble avoir clairement tout misé sur lui".
Et ce, ajoute-t-il, même si la décision de Saad Hariri "vient encore renforcer le déséquilibre flagrant des forces en faveur du parti de Hassan Nasrallah [le secrétaire général du Hezbollah]".
"Donc paradoxalement, car ce n'est jamais simple au Liban, certains des alliés de Saad Hariri peuvent se réjouir de son retrait, tandis que d'autres, parmi ses adversaires, comme le duo chiite composé du Hezbollah et du parti Amal, peuvent s'en désoler, conclut-il. Le Hezbollah peut en effet regretter le départ de son rival sunnite, car ils avaient trouvé ensemble un modus vivendi, et c'est peut-être à cause de cela que les Saoudiens ont été, de façon croissante, irrités par Saad Hariri, qui au lieu de confronter le Hezbollah, avait trouvé une sorte de terrain d'entente avec lui".