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Législatives en Éthiopie : un scrutin crucial sur fond de conflits ethniques

Après plusieurs reports, les élections législatives ont été fixées au 21 juin en Éthiopie. Dans un contexte de tensions exacerbées par la guerre au Tigré (nord) et des violences politico-ethniques, le Premier ministre Abiy Ahmed entend malgré tout obtenir la légitimité démocratique qui lui fait défaut. 

Le contexte est loin d’être idéal pour organiser des élections en Éthiopie. Mais après plusieurs reports dus d'abord à la crise sanitaire en 2020 puis à des difficultés logistiques, les élections législatives auront finalement lieu le 21 juin. Les Éthiopiens se rendront aux urnes pour choisir leurs députés au niveau local et national. Les élus nationaux désigneront à leur tour le Premier ministre chargé de diriger le pays, le président de la République n’ayant qu’un rôle honorifique.

Abiy Ahmed en quête de légitimité

Le scrutin s’avère crucial pour Abiy Ahmed. Ces élections sont censées lui conférer la bénédiction populaire qui lui fait défaut. Car l’actuel chef du gouvernement n’a jamais été élu. Abiy Ahmed est devenu Premier ministre en avril 2018, après que la coalition autoritaire du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF) l'a désigné pour remplacer Haïlemariam Desalegn, poussé à la démission par un puissant mouvement de contestation antigouvernemental. "Ces élections ne sont pas de simples législatives au cours desquelles on verra la Chambre des représentants des peuples renouvelée, explique Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la Corne de l’Afrique, contacté par France 24. Elles sont majeures car elles permettront au Premier ministre de poursuivre la refonte politique nécessaire à la création d’un État fort et mettre fin à cette mosaïque ethnique qui est devenue ingérable."

Législatives en Éthiopie : un scrutin crucial sur fond de conflits ethniques

À son arrivée au pouvoir en 2018, le Premier ministre Abiy Ahmed avait promis d'organiser les élections les plus démocratiques que le pays ait jamais connues. Mais dans un contexte de crises profondes et meurtrières, le chef de l'exécutif peut-il vraiment garantir un scrutin démocratique ? "Il a tout intérêt à ce qu’il le soit, faute de quoi il n’aura pas la légitimité qu’il souhaite acquérir pour mettre en œuvre ses ambitieuses réformes pour le pays, répond à France 24 Patrick Ferras, président de l’association Stratégies africaines, enseignant à Iris Sup’ et auteur de l’ouvrage 'Apprendre et comprendre l’Afrique actuelle'. Mais ces élections sont d'ores et déjà faussées."

Les six millions de Tigréens, qui représentent 6 % de la population, sont de facto privés de vote. L'opération militaire lancée début novembre par le Premier ministre, qui visait à renverser les autorités dissidentes de cette région issues du Front de libération du peuple du Tigré, est toujours en cours dans la région. Sur le terrain, la situation est à ce point alarmante que le Programme alimentaire mondial a indiqué, mardi 1er juin, que la quasi-totalité de la population dans la région du Tigré a besoin d'aide alimentaire.

Une élection chaotique

À cela s’ajoutent des violences politico-ethniques meurtrières qui ont obligé des populations entières à se déplacer. L’ancien empire d’Abyssinie – le deuxième le plus peuplé du continent – est composé de 85 ethnies et clans, régulièrement en proie à des pulsions sécessionnistes. Les opérations d'enregistrement des électeurs dans certaines régions comme l’Amhara, l’Oromia et le Benishangul-Gumuz n'ont pas pu avoir lieu. Ce sont en tout 40 circonscriptions (sur 673) qui ne voteront pas le 21 juin, selon les données transmises fin mai par la commission électorale. Cette dernière a cependant indiqué que les électeurs privés de vote seraient appelés aux urnes plus tard, avant le début de la nouvelle session du Parlement en octobre.

Législatives en Éthiopie : un scrutin crucial sur fond de conflits ethniques

Au-delà de ces absences se posent d’importants problèmes logistiques. Organiser des élections dans un pays de plus de 110 millions d'habitants relève toujours du défi. Il l’est plus encore quand les ressources ne sont plus disponibles. Habituellement réquisitionnée pour encadrer la bonne tenue du scrutin, l’armée ne pourra prêter main forte cette fois-ci car elle est déjà engagée dans le confit au Tigré. Et de l’aveu même de la commission électorale, il manque environ 100 000 agents électoraux pour assurer les opérations de vote du 21 juin. "Tout porte cependant à croire que l’élection devrait se dérouler de manière démocratique, sans grave remise en cause du scrutin, mais avec des trous dans la raquette, si l’on peut dire", poursuit le docteur à l’Iris.

Le Parti de la prospérité grand favori

Toutes ces défaillances ne devraient pas remettre en cause l’issue du vote. "Le nouveau Parti de la prospérité devrait très probablement dominer le vote. Il peut espérer obtenir 60 % des suffrages et ainsi renouveler Abiy Ahmed dans ses fonctions, poursuit Patrick Ferras. Mais le plus dur reste à venir. Il sera réélu, au terme d’une élection sans enthousiasme, à la tête d’un pays exsangue où tout reste à faire."

Sur le plan sécuritaire, les autorités éthiopiennes ont beau avoir annoncé la reprise du contrôle de Mekele, la capitale régionale du Tigré, le 28 novembre 2020, le conflit est loin d’être fini dans la région. "Il est fort probable que le peuple tigréen, qui ne pourra pas participer à cet important moment démocratique, garde un goût amer de ce vote", estime l’historien.

Sur le plan économique, la situation n’est guère plus réjouissante. "L’inflation a atteint des sommets avec plus de 16 % d’envolée et le birr, la monnaie nationale, a perdu près de 50 % de sa valeur en un an, entraînant le pays dans la pauvreté", relève Patrick Ferras.

Législatives en Éthiopie : un scrutin crucial sur fond de conflits ethniques

La communauté internationale pour la stabilité

Reste que le maintien au pouvoir d’Abiy Ahmed fait les affaires de la communauté internationale qui n’aspire qu’à une seule chose : le maintien de la stabilité dans la région. "La Chine, important partenaire économique, ne veut pas perdre sa porte d’entrée économique sur la Corne de l'Afrique, analyse Marc Lavergne. Et les États-Unis, même s’ils sanctionnent le pays pour ses affrontements au Tigré, ont besoin de conserver cette fenêtre ouverte sur les champs de pétrole du Moyen-Orient."

Dans ce jeu diplomatique et économique, la France n’est pas en reste. En mars 2019, Emmanuel Macron s’était déplacé à Addis Abeba pour saluer les bonnes relations avec Abiy Ahmed. "Officiellement, il avait inauguré un musée dans la capitale, explique le directeur de recherche du CNRS. Officieusement, la France compte bien profiter de cet important marché où tout reste à faire."