Le réseau social audio ClubHouse a été bloqué par Pékin lundi. Jusqu’à présent réservé à une petite élite américaine, il était utilisé par des Chinois pour aborder des sujets interdits par le régime et apparaissait comme un outil de promotion de la liberté d’expression en Chine.
ClubHouse en Chine, c'est fini. Et dire que c'était un petit bol d'air de liberté d'expression. Pékin a bloqué, lundi 8 février, l'accès à ce récent réseau social audio américain qui avait connu une explosion de popularité dans le pays. Il faut dire que ces derniers jours avaient été marqués par une multiplication des discussions en mandarin qui abordaient des thèmes considérés comme tabous.
Des Chinois évoquaient librement en ligne la situation au Xinjiang, la région où Pékin mène une politique agressivement discriminatoire contre la minorité musulmane ouïghoure. D'autres débattaient avec des ressortissants taïwanais des avantages comparés des systèmes politiques en Chine continentale et à Taïwan. Une liberté de ton qui semblait impossible sous le joug de la très sophistiquée censure chinoise. Et pourtant.
Des milliers de Chinois s'étaient inscrits ces derniers jours sur Clubhouse, un réseau social qui existe depuis mars 2020, avait rapporté le South China Morning Post, lundi 8 janvier. Cette application, initialement conçue comme un lieu virtuel de rendez-vous pour Happy few de la Silicon Valley qui ont reçu une invitation, a trouvé un public inattendu en Chine.
Ruée aux invitations
“Là, je suis en train d'écouter une femme ouïghoure qui explique à des Chinois Han (l'ethnie majoritaire en Chine) à quoi ressemble les camps de rééducation dans le Xinjiang, où des membres de sa famille ont été envoyés”, a raconté sur Twitter une journaliste chinoise installée aux États-Unis. Elle a passé son week-end à participer à des discussions sur ClubHouse qui rassemblaient parfois plus de 700 internautes simultanément.
Dans d'autres salles de discussion, des débats de plus de 120 heures sans interruption ont abordé des sujets traditionnellement tabous sur les réseaux sociaux chinois, comme le statut de Hong Kong ou encore la situation au Tibet, relate James Griffiths, un journaliste américain, auteur de “The Great Firewall of China”, un livre sur la censure chinoise.
La promesse de pouvoir s'exprimer librement a entraîné une ruée sur les invitations qui s'arrachaient sur les principales plateformes chinoises d'e-commerce, raconte le Financial Times. Sur Taobao, le site de vente en ligne du géant Alibaba, plus de 200 e-commerçants proposaient ces précieux sésames pour une application qui, en théorie, est gratuite. “Les internautes paient jusqu'à 500 yuans (77 dollars) pour en avoir“, précise le quotidien financier britannique. L'un de ces vendeurs d'invitations a confirmé en avoir écoulé plus de 200 depuis le début du mois, souligne le South China Morning Post.
Les censeurs de Pékin n'ont pas anticipé la popularité de ClubHouse qui n'apparaît pas, a priori, comme ayant été pensé pour devenir un outil de promotion de la liberté d'expression en Chine. Cette appli, créée par deux anciens de chez Google, se présente plutôt comme un nouveau genre de réseau social pour petits groupes d'initiés. Tout, ou presque, passe par la voix, ce qui se prête davantage à des discussions en petits comités pour éviter la cacophonie. Cet aspect plus intimiste des débats a attiré des grands noms de la tech comme Mark Zuckerberg ou Elon Musk, qui y ont parlé de leur vision du futur. De quoi pousser tout le gratin de la Silicon Valley à vouloir entrer dans ce cercle d'”early adopters”.
Par ailleurs, il faut aussi, outre une invitation, être l'heureux propriétaire d'un iPhone et d'un compte Apple américain pour pouvoir rejoindre ce nouveau réseau social. Autrement dit, ClubHouse n'avait rien de particulier pour séduire l'internaute chinois moyen dans un pays où les smartphones Android sont bien plus populaires.
Pas de traces écrites pour les censeurs
Mais ClubHouse disposait de deux avantages qui en faisaient l'improbable star du moment des défenseurs de la liberté d'expression en Chine. Il n'existe, d'abord, pas de trace écrite des propos échangés, puisque c'est un réseau social audio. De quoi compliquer la tâche des "modérateurs” à la solde de Pékin, qui traquent inlassablement l'utilisation de termes ou d'expressions interdites dans les écrits sur les réseaux sociaux traditionnels comme Weibo (l'équivalent chinois de Twitter). ClubHouse n'enregistre pas non plus les discussions, permettant ainsi aux utilisateurs de s'exprimer plus librement sans craindre de laisser une "preuve" de leurs dires.
Surtout, ClubHouse n'était pas encore soumis aux mêmes règles de modération ou d'auto-censure que les autres sites ou appli utilisées par des Chinois. De ce fait, les Chinois ont voulu en profiter tant qu'ils le pouvaient, note le Guardian. “Sur Weibo, les premiers utilisateurs de ClubHouse se sont empressés de partager les salons de discussions en mandarin qu'ils ont découverts, ce qui a créé un effet boule de neige qui a beaucoup fait pour la popularité de l'application”, explique le site britannique.
Mais qu'on ne s'y trompe pas : "Tout comme les messages sur le très censuré site Weibo ne sont pas le reflet de l'opinion publique chinoise, les échanges sur ClubHouse ne doivent pas être considérés comme l'expression du point de vue de la majorité des Chinois”, affirme James Griffiths. Ceux qui peuvent s'offrir des iPhone et savent comment récupérer un compte Apple américain appartiennent “essentiellement à la communauté des dissidents en exil, ou aux classes moyennes supérieures dans les grandes villes”, note Bloomberg.
Tout le monde s'attendait à une réaction des autorités. Qu'importe si ce réseau social peut difficilement percer auprès du grand public en Chine. Sa simple existence était un défi aux autorités, comme l'a démontré la popularité sur Weibo du hashtag “Renaissance de la Chine”, diffusé par des utilisateurs de ClubHouse et qui a été vu plus de 50 millions de fois.
“On va avoir la démonstration en temps réel de la diversité des méthodes à disposition de Pékin pour réduire la liberté d'expression”, prédisait sur Twitter James Palmer, expert des questions chinoises pour la revue Foreign Policy.
Des utilisateurs pro-Pékin avaient déjà commencé à mettre la pression sur les autres participants de ClubHouse en avertissant qu'ils enregistraient ce qui se disait pour ensuite les retranscrire, raconte le Guardian. Une autre technique consistait à copier pour mieux contrôler. “Des développeurs chinois ont déjà commencé à travailler sur des alternatives nationales de ClubHouse”, notait Protocol, un site américain d'information technologique.
Un entrepreneur chinois a même déjà annoncé sur Twitter la mise en ligne du “ClubHouse chinois que nous avons décidé d'appeler Two!”. Et ce n'est que le premier d'une probable longue liste. Des copies chinoises qui, bien sûr, se doivent de respecter toutes les limites à la liberté d'expression fixées par Pékin. La décision d'interdire sans tarder l'accès à ce réseau social démontre que Pékin jugeait l'appli trop dangereuse pour attendre que les autres moyens, moins brutaux, fassent leurs effets.