L’Inspection générale de la police nationale est souvent critiquée pour son manque d’indépendance dans les affaires où il est question de violences policières. Ce service, dont le fonctionnement diffère de ses voisins européens, pourrait être prochainement modifié.
L’affaire Michel Zecler, agressé par plusieurs policiers le 21 novembre, et l’évacuation violente de migrants à Paris le 23 novembre, ont remis sur le devant la scène l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), saisie pour des faits de violences policières. Et cette mise en avant s’accompagne, comme souvent, d’un lot de critiques sur son manque d’indépendance et de transparence.
Le Premier ministre Jean Castex a indiqué sur BFMTV, mercredi 2 décembre, n'être "pas défavorable" à ce qu'une personnalité indépendante prenne la tête de l'IGPN, parmi une série de propositions qu'il doit prochainement remettre à Emmanuel Macron.
Par ailleurs, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin s’est dit, lundi 30 novembre, devant l’Assemblée nationale, “prêt à étudier” toutes les pistes pour réformer l’IGPN – dans la continuité de son prédécesseur, Christophe Castaner, qui voulait “une réforme en profondeur” de la police des polices en juin dernier.
“L’indépendance de l’IGPN est remise en cause pour deux raisons, dont l’une découle de l’autre : il y a des soupçons selon lesquels elle ne mènerait pas les enquêtes de façon aussi approfondie et diligente qu’elle le devrait, et à cause de cela il y a un manque de confiance de la population vis-à-vis d’elle”, explique Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Cesdip à l'université de Versailles Saint-Quentin, contacté par France 24. “Beaucoup de gens ne font pas de signalements auprès de l’IGPN quand ils sont victimes d’un abus éventuel car ils partent du principe que ça ne sert à rien.”
Accusée de minimiser les faits dans plusieurs affaires
Dans les affaires de violences policières, l’IGPN est constamment sous le feu des critiques, notamment car le numéro un du service – en l’occurrence la commissaire de police Brigitte Jullien – est nommé par le ministre de l’Intérieur en exercice.
Par ailleurs, les effectifs de cet office de contrôle sont majoritairement composés de policiers – ils représentaient 72 % des 285 agents en 2019. “Des policiers qui enquêtent sur d’autres policiers : la suspicion qui est portée sur le travail de l’IGPN est uniquement de ce fait-là, c’est-à-dire que la maison laverait son linge sale en famille”, explique le sociologue Jean-Michel Schlosser, ancien policier et chercheur au Cérep à l’université de Reims, contacté par France 24.
La patronne de l’IGPN a réfuté les multiples critiques adressées à ses services en juin dernier : l’inspection est “craint(e) de tous les policiers” en interne, a affirmé Brigitte Jullien, pour qui les reproches à l’encontre de l’IGPN revenaient à “faire injure (au) professionnalisme et (à l’)éthique” de ses équipes. Elle a aussi affirmé que "toutes les professions disposent d'un contrôle interne et elles ne sont pas remises en question, les avocats, les médecins, les journalistes", ajoutant que "la définition de l'indépendance s'applique à l'IPGN".
La police des polices “n’a pas le pouvoir de sanctionner”
L’IPGN a, en effet, un rôle de contrôle de la police depuis plus d’un siècle. Dès sa création en 1884, elle assure le “contrôle des commissariats” sur le territoire français, l’Inspection générale des services (IGS) effectuant déjà cette mission depuis 1854 pour Paris et sa petite couronne. Ces deux services ont, depuis, progressivement fusionné à partir de 1986.
Les missions actuelles de l’IGPN sont multiples, selon le ministère de l’Intérieur : réalisation d’inspections et d’audits sur l’organisation et le fonctionnement des services de police, analyse et évaluation des règles et pratiques professionnelles relatives à la déontologie… Et réalisation d’enquêtes “lorsqu’il y a des fautes commises ou dénoncées”, précise Jean-Michel Schlosser, qui rappelle que “l’IGPN n’a pas le pouvoir de sanctionner, mais elle peut faire des recommandations”.
La police des polices peut alors mener des enquêtes administratives et judiciaires. Les premières sont menées à la demande du directeur général de la Police nationale, du ministre de l’Intérieur ou d’un préfet, les secondes à la demande de l’autorité judiciaire – procureur de la République ou juge d’instruction – ou par auto-saisine. Elle peut aussi être contactée par les citoyens via une plateforme en ligne. Il ne s’agit, cependant, pas d’une saisie mais d’un signalement.
“Pour les enquêtes administratives, les pouvoirs de l’IGPN sont alors relativement restreints, explique le sociologue Jean-Michel Schlosser. Ils ne peuvent qu’obliger les fonctionnaires de police à être entendus dans ce cadre. Ces enquêtes peuvent alors être incomplètes, mais l’IGPN fait avec les moyens – limités – dont elle dispose. Pour les enquêtes judiciaires, l’IGPN a plus de pouvoirs – comme la perquisition – et ne rend de comptes qu’au magistrat”.
Selon son rapport annuel d’activité 2019, la police des polices a clôturé 1 322 enquêtes judiciaires transmises à l’autorité judiciaire. Quelque 238 enquêtes administratives ont aussi été clôturées, donnant lieu à 276 propositions de sanctions – le rapport, sans dire précisément si elles ont toutes été suivies d’effets, indique qu'elles représentent environ 16 % des 1 678 sanctions totales prononcées par l’institution policière l’année dernière.
Hors de France, des directeurs qui ne sont pas policiers
Le fonctionnement français de la police des polices diffère sensiblement des offices de contrôle similaires qui existent dans d’autres pays européens. “Le Danemark, la Grande-Bretagne, la Belgique, la Finlande, les Pays-Bas… La première mesure prise par ces pays a été de ne pas mettre un policier, mais un magistrat, à la direction des instances de contrôle”, explique dans un entretien donné à Télérama Sebastian Roché, politologue spécialiste des questions de sécurité.
Un constat partagé par Jean-Michel Schlosser, qui précise : “Le ou les directeurs de ces offices de contrôle sont des personnalités indépendantes qui peuvent être nommées par l’équivalent de l’Assemblée nationale ; par ailleurs, ces offices fonctionnent comme des autorités administratives indépendantes et ne dépendent pas des ministères de l’Intérieur des pays concernés. Enfin, les enquêteurs dans ces bureaux ne sont pas des policiers, ce sont souvent des juristes, magistrats… assistés de policiers qui ne sont là que comme conseil pour leur connaissance du métier.”
L’Autorité indépendante pour la déontologie de la police (Independent Office for Police Conduct, IOPC), en Angleterre et au Pays de Galles, apparaît à ce titre comme un cas emblématique d’indépendance : son directeur général est tenu par la loi de n’avoir jamais travaillé pour la police et les équipes qui enquêtent sont mixtes, mélangeant notamment des anciens policiers – qui ne représentent pas plus d’un quart du total des effectifs – et des personnes avec des formations juridiques.
“Cela permet d’avoir une vision non parcellaire de chaque situation, explique Mathieu Zagrodzki. D’un côté, le policier connaît le système de l’intérieur, sait comment ça marche – rédaction de procès verbaux, d’actes de procédure… – et de l’autre, le point de vue apporté de l’extérieur permet de rendre compte de situations, comme dans le cas d’interpellations qui peuvent sembler acceptables pour un policier mais ne sont pas jugées socialement avec autant de mansuétude dans une démocratie.”
Emmanuel Macron envisage “une vraie indépendance” de l’IGPN sur les sanctions
L’IOPC, dans son rapport annuel 2018-2019, a comptabilisé 31 097 cas de réclamation. La même année, l’IGPN a reçu 9 564 signalements de particuliers. Comment expliquer cette différence entre deux pays ayant quasiment le même poids démographique ? “L’office de contrôle britannique a trois fois plus de signalements que l’IGPN, non pas parce que sa police est plus violente, mais parce qu’il y a une confiance plus grande dans cette institution, qui fait que les gens sont plus enclins à déposer une plainte”, répond Mathieu Zagrodzki.
L’idée d’une personnalité indépendante à la tête de l’IGPN, évoquée par le Premier ministre Jean Castex, pourrait finalement apparaître comme un premier aménagement possible, mais qui ne saurait suffire. “Si vous changez de personne à la tête de l’IGPN, vous n’allez pas pour autant changer la structure du service”, selon Mathieu Zagrodzki. “En revanche, cela peut donner une image d’ouverture et faire en sorte que les gens soient peut-être plus enclins à déposer plainte.”
Pour le sociologue, “l’étape suivante serait de changer de statut et de faire de l’IGPN une autorité administrative indépendante”. Une piste que ne semble pas privilégier Emmanuel Macron : interrogé à ce sujet par Brut vendredi 4 décembre, il a dit “penser que c’est une bonne chose qu'il y ait un corps d'inspection qui soit très indépendant et qui soit auprès du directeur général de la police national et du ministre de l'Intérieur (comme actuellement, NDLR)”. Et le président a esquissé plusieurs pistes d’amélioration possibles de l’IGPN : “Il faut lui donner plus de force administrativement, c'est-à-dire une vraie indépendance sur les sanctions” ou encore “plus de transparence sur le suivi” des affaires de violences impliquant des policiers.