La vidéo du producteur de musique roué de coups par trois policiers à Paris relance une nouvelle fois le débat sur les dérives policières en France. Alors que les syndicats dénoncent des actions isolées qui doivent être punies, d'autres, comme le chercheur Jacques de Maillard, pointent du doigt un phénomène structurel au sein de l'institution.
Des images "inacceptables", qui "nous font honte" : sur sa page Facebook, le président de la République française Emmanuel Macron n'a pas mâché ses mots, vendredi 27 novembre, pour dénoncer le comportement des policiers responsables du passage à tabac de Michel Zecler, un producteur de musique noir de 42 ans, dans son studio du 17e arrondissement de Paris. Filmées par une caméra de vidéosurveillance, puis diffusées par le site Loopsider, ces "15 minutes de coups et d'insultes racistes" ont suscité un émoi national et forcé le gouvernement à agir. Si les policiers, suspendus depuis, font désormais l'objet d'une enquête de l'IGPN, cette nouvelle affaire de violence parmi les forces de l'ordre relance le débat récurrent sur les dérives policières en France. Pour tenter d'en comprendre les causes structurelles, France 24 s'est entretenu avec Jacques de Maillard, chercheur spécialiste des questions policières et directeur du Cesdip (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales).
France 24 : Cette agression extrêmement choquante a lieu alors même que le gouvernement tente d'interdire la diffusion de vidéos de policiers en exercice à travers la loi sur la "sécurité globale". Comment analysez-vous le timing de ces événements ?
Jacques de Maillard : La situation est d'une ironie absolument tragique. Ce déferlement de violence qui n'est ni légitime, ni proportionné, montre une nouvelle fois à quel point il est essentiel de rendre visible les actions policières. D'autant plus que la vidéo permet ici de confondre le rapport mensonger des policiers. Si cette affaire est particulièrement choquante et suscite à juste titre une réaction émotionnelle très forte, il ne s'agit néanmoins pas d'un cas isolé. Sur l'année 2020, nous avons déjà plusieurs séquences médiatiques liées à ce genre d'affaires avec la mort de Cédric Chouviat, le livreur décédé lors d'un contrôle en janvier, les propos racistes des policiers de Seine-Saint-Denis en avril, ou bien encore les débordements lors de l'évacuation du camp de migrants à place de la République, le 23 novembre. Au-delà du facteur émotionnel et de l'ironie de la situation, la succession d'événements de ce type met en avant un problème structurel qui ne peut se limiter, comme on l'entend souvent du côté de la police, à des faits isolés d'individus qui doivent être sanctionnés.
Ce type de débordements violents et racistes sont-ils liés à un problème de recrutement au sein de la police, ou bien d'encadrement des officiers sur le terrain ?
Rappelons tout d'abord que la plupart des interventions policières se déroulent sans problème majeur. Pour autant, il y a des problèmes structurels au niveau du recrutement, de la formation, de la doctrine et du management. Nos études montrent que beaucoup de gens choisissent de rejoindre la police pour des motifs nobles : la protection des citoyens et le goût de l'action. L'institution valorise cette version héroïque du métier, or la réalité est très éloignée du fantasme. Sur le terrain, ils ont parfois l'impression de vider l'océan avec une petite cuillère, sans soutien de la hiérarchie et sous les critiques constantes du monde extérieur. Le travail génère de l'usure, de la frustration et de la rancœur. Cette spirale conduit certains policiers à vouloir se faire justice eux-mêmes, c'est un schéma fréquemment observé.
Des problèmes ont par ailleurs été identifiés lors des sessions de recrutement, notamment avec des jurys qui cherchaient avant tout à savoir si la recrue serait un bon collègue, alors que les questions de savoir-faire et de savoir être, pourtant absolument cruciales à l'exercice du métier, étaient reléguées au second plan.
Enfin, la région parisienne concentre les problèmes pour des raisons démographiques. La plupart des policiers viennent de province et souhaitent y retourner. En début de carrière, ils se retrouvent concentrés dans des zones compliquées qu'ils ne connaissent pas et où ils n'ont pas forcément envie de travailler. Cette situation génère une forte rotation du personnel et un déficit d'effectifs, notamment parmi les encadrants de proximité comme les brigadiers, renforçant le sentiment de perte de repères et d'abandon des jeunes recrues.
La question du racisme est aussi un enjeu : les policiers ne sont pas tous racistes, bien sûr, mais leurs conditions d'intervention peuvent les conduire à adopter des stéréotypes négatifs sur les populations minoritaires, ce qui peut entraîner des pratiques discriminatoires.
Bien que l'institution soit extrêmement hiérarchisée, les policiers exercent au quotidien beaucoup d'actions et de gestes sans contrôle de leur hiérarchie. Cette marge de manœuvre peut être très positive comme conduire à de graves dérives.
Le ministre de l'intérieur est-il partiellement responsable de cette situation ?
Le ministre joue un rôle d'équilibriste compliqué à tenir. Il doit à la fois soutenir les forces de l'ordre et exiger qu'elles respectent les droits des citoyens. Or ces deux exigences peuvent devenir contradictoires, comme pour Gérald Darmanin, dont le soutien sans nuance pour l'institution policière revient aujourd'hui dans la figure comme un boomerang. Après avoir dit en juillet qu'il "s'étouffait" lorsqu'il entendait le mot "violences policières", comment peut-il gérer aujourd'hui ce type de scandales ? D'autant plus que son discours, comme l'orientation du gouvernement, peut avoir un effet sur la conduite des policiers. En minimisant leurs responsabilités, il aggrave le problème, car il véhicule une image négative de la relation que doivent entretenir les policiers et la population. Gérald Darmanin a dû se réconcilier avec les policiers car son prédécesseur [Christophe Castaner, NLDR] avait été très critiqué par les syndicats. Pour autant, cette stratégie politique de court terme ne peut résoudre les problèmes de fond du malaise entre la police et la population. Aujourd'hui, il y a un enjeu de réorganisation collective ; il faut repenser le système en profondeur en partant des pratiques de terrain, avec comme priorité la qualité de la relation au citoyen et l'usage proportionné de la force. L'institution doit reprendre la main pour combattre ce cynisme qui gagne les policiers et conduit parfois à des drames.