Les forces du Tigré ont bombardé pendant le week-end la capitale érythréenne, accusant le pays voisin de soutenir l’opération de l’armée éthiopienne contre la région rebelle du Nord. Une escalade de la violence qui laisse craindre une nouvelle guerre entre les soldats tigréens et l’ennemi érythréen.
Vers un nouveau front dans le conflit entre l’armée éthiopienne et le Tigré ? Alors que le gouvernement éthiopien a lancé une opération militaire contre la province dissidente du Nord, les forces du Tigré ont tiré, samedi 14 novembre, des roquettes sur Asmara, la capitale de l'Érythrée voisine.
Le Front de libération des peuples du Tigré (TPLF), qui contrôle la province, accuse le gouvernement érythréen de prêter main forte à l’armée éthiopienne en mettant à disposition son territoire et en envoyant des troupes au sol.
Ennemi juré du gouvernement tigréen, l'Érythrée, qui borde toute la frontière nord de la région rebelle éthiopienne, pourrait avoir un rôle déterminant dans le conflit en Éthiopie.
Une guerre qui laisse des traces
Si l’implication érythréenne dans le conflit reste encore à démontrer, ses velléités territoriales dans la région frontalière sont connues depuis longtemps. En 1998, l’incursion des troupes érythréennes dans la province de Badme, contrôlée alors par l’Éthiopie, a été le point de départ de deux ans de guerre sanglante. "La guerre a fait des dizaines de milliers de morts et s’est achevée sans réel vainqueur", explique David Ambrosetti, chargé de recherche au CNRS et spécialiste de la région. "Après la cessation des hostilités, la communauté internationale, pourtant plutôt favorable à l’Éthiopie, a reconnu que la région de Badme était un territoire érythréen, et a demandé à l’Éthiopie d’en céder le contrôle. Or le TPLF, qui contrôlait alors le pays, a toujours refusé de le rendre."
Le Front de libération des peuples du Tigré et l'Érythrée sont pourtant d’anciens alliés: ils ont mené une longue guerre commune contre le pouvoir en place en Éthiopie, la junte militaire du Derg. Leur victoire en 1991 a conduit le TPLF au pouvoir en Éthiopie et a permis à l’Érythrée de devenir indépendante. "La région tigrignaphone s’étend des deux côtés de la frontière et il y a une proximité culturelle forte", précise David Ambrosetti. "Néanmoins, le TPLF a permis à l'Érythrée de prendre son indépendance. La guerre de 1998 a rompu cet équilibre et, depuis, les deux parties se vouent une haine féroce."
Une réconciliation en demi-teinte
En 2018, ce conflit larvé a officiellement pris fin avec l’arrivée du nouveau Premier ministre, Abiy Ahmed. Le 16 septembre, soit quelques mois après le début de son mandat, ce dernier signe un accord de paix avec l'Érythrée, en Arabie Saoudite, sous l’égide de l’ONU. Cette signature historique vaudra à Abiy Ahmed d’obtenir l’année suivante le prix Nobel de la paix. "Abiy Ahmed avait certainement à cœur de tourner la page avec l'Érythrée mais cet accord dépasse de loin le conflit entre les deux pays", estime David Ambrosetti. "Des puissances étrangères comme les Émirats arabes unis et les États-Unis étaient favorables à cet accord car elles y voyaient la possibilité d’installer en Érythrée des bases militaires stratégiques jusque-là limitées, dans la région, à Djibouti. Cela pourrait expliquer pourquoi les négociations ont été aussi rapides."
Le Front de libération des peuples du Tigré, qui dirigeait le pays jusqu’à l’arrivée d’Abiy Ahmed, est resté, quant à lui, hostile à l’accord de paix avec son ennemi. "Cet événement a fait beaucoup de bruit mais a eu peu d’effets concrets sur le terrain", juge David Ambrosetti. "Le TPLF a refusé de démilitariser la zone nord, jugeant qu’il n’avait pas été consulté. Dans le même temps, les relations avec le pouvoir central se dégradaient et il voulait conserver la capacité de se défendre."
Vers une nouvelle guerre avec l'Érythrée ?
L’escalade des tensions entre le TPLF et l'Érythrée laisse aujourd’hui craindre un nouvel affrontement direct entre l’ancien parti au pouvoir en Éthiopie et son voisin rival. Mais si les autorités du Tigré affirment que l'Érythrée est entrée en guerre, le gouvernement éthiopien n’a pas officialisé d’alliance dans le cadre de son opération contre la province rebelle du Nord. "Au vu du passif des deux pays, il serait très délicat pour le pouvoir éthiopien de laisser officiellement entrer des troupes érythréennes. Il ne faut donc pas attendre d’Abiy Ahmed une confirmation de l’appui érythréen", juge David Ambrosetti. "Pour autant, le TPLF fait déjà face à l’armée éthiopienne, et dans sa situation, il est peu probable qu’il ait lancé des frappes contre Asmara sans raison." "L'Érythrée est un pays ultramilitarisé, très efficace pour produire des soldats car le système repose sur une conscription très stricte où tous les jeunes ont obligation de rejoindre l’armée, poursuit le chercheur. Pour autant, ce système très dur génère un exode massif et il est difficile de savoir aujourd’hui si l'Érythrée est en capacité de s’impliquer durablement dans cette guerre."
Douze jours après le début du conflit, les communications demeurent coupées, la situation sur le terrain reste confuse. Si l’armée du Tigré semble avoir jusqu’ici résisté à l’assaut du gouvernement central, l’ouverture d’un nouveau front au nord pourrait être un tournant décisif. Un maigre espoir pointe avec la tentative de médiation amorcée, lundi 16 novembre, par l’Ouganda. Le Premier ministre Abiy Ahmed a déclaré de son côté qu'aucuns pourparlers ne commenceraient avant que les autorités du Tigré ne soient totalement désarmées.