La décision, mardi, du réseau social d’origine chinoise TikTok de se retirer de Hong Kong pour protester contre l’instauration d’une loi controversée sur la sécurité s’inscrit dans une plus large campagne afin de s’attirer les faveurs de Washington. Une stratégie qui, pour l’instant, n’a pas porté ses fruits, mais se révèle vitale pour le futur de TikTok.
C’est un comble. Le réseau social qui est allé le plus loin pour protester contre la controversée nouvelle loi sur la sécurité nationale imposée à Hong Kong est… détenu par un groupe chinois. TikTok, l’appli de partage de courtes vidéos qui fait fureur chez les ados et pré-ados, a annoncé, mardi 7 juillet, qu’elle se retirerait du territoire semi-autonome dans les prochains jours. Ses concurrents américains — Twitter, Facebook, Instagram — ont décidé de rester, tout en précisant qu’ils refuseraient d’éventuelles demandes des autorités chinoises d’accéder aux données collectées sur les utilisateurs hongkongais.
L'attitude de TikTok pourrait coûter cher à Bytedance, la maison-mère basée en Chine. “Comme tous les autres groupes tech chinois, il a besoin des autorisations gouvernementales pour opérer en Chine”, rappelle le Wall Street Journal. Défier les autorités sur une question aussi sensible que le statut de Hong Kong peut compliquer le renouvellement du précieux sésame.
Risque d’interdiction aux États-Unis
Mais le choix de TikTok peut aussi lui rapporter gros aux États-Unis. Le réseau social espère, en effet, revenir dans les bonnes grâces de Washington qui l’a pris en grippe. Mike Pompeo, le secrétaire d’État américain, a annoncé qu’il “réfléchissait sérieusement à interdire” TikTok aux États-Unis, à l’occasion d’un entretien accordé à la chaîne conservatrice Fox News, le 6 juillet.
“Si vous voulez que vos informations personnelles se retrouvent entre les mains du parti communiste chinois, utilisez TikTok”, a lancé le chef de la diplomatie américaine. L’accusation d’être un cheval de Troie de Pékin n’est pas nouvelle. En réalité, cela fait plus d’un an que des responsables politiques américains, à la fois dans le camp républicain et démocrate, demandent plus de sévérité à l’égard de ce jeune réseau social, lancé il y a seulement trois ans et utilisé par plus 25 millions d’Américains.
Tout a commencé par une enquête sur les pratiques de modération de contenus de TikTok, publiée en septembre 2019 par le quotidien britannique The Guardian. Le journal londonien avait pu obtenir des listes de sujets non-grata sur la plateforme, qui coïncidaient plus ou moins avec les préoccupations des autorités chinoises (séparatisme, mouvements sociaux). TikTok avait rétorqué que ces règles n’étaient plus en vigueur et dataient d’une époque où le groupe voulait, avant tout, promouvoir des contenus “amusants”. Mais les révélations du Guardian venaient confirmer un article publié un mois plus tôt par le Washington Post, qui s’étonnait de l’absence notable de contenu relatif aux troubles sociaux à Hong Kong à une époque où, pourtant, les manifestations y faisaient rage.
Il n’en fallait pas plus pour que des responsables américains décident de faire rentrer TikTok dans le club des grands méchants loups chinois, aux côtés du géant de l’électronique Huawei et du groupe de télécom ZTE. Sur demande des sénateurs républicains Marco Rubio et Tom Cotton, soutenu par le leader de la minorité démocrate au sénat Chuck Schumer, une enquête officielle a été lancée en novembre 2019 pour savoir si TikTok représentait une menace pour la sécurité nationale américaine.
Ces politiciens ne s’inquiétaient pas que de la censure. L’autre problème vient “d’une loi chinoise de 2017 qui oblige les groupes chinois à coopérer dans le cas d’opération de renseignement”, rappelle le site américain Vox. En d’autres termes, la crainte est que Pékin puisse accéder à toutes les informations personnelles des utilisateurs américains de TikTok.
Du “made in China” au “made in USA”
Le réseau social, sur la défensive, a eu beau répéter après chaque accusation que les données collectées aux États-Unis sont stockées sur le sol américain et à Singapour et ne relèvent donc pas de la loi chinoise, et que le groupe est une entité distincte de Bytedance avec ses propres locaux aux États-Unis et ses propres dirigeants, rien n’y a fait.
TikTok est alors passé à l’offensive, redoublant d’efforts pour apparaître aussi américain que possible. Bytedance a recruté plusieurs responsables américains, et a diminué le volume de contenus d’origine chinoise qui apparaît dans le fil d’utilisateurs américains, a appris le Wall Street Journal. Il aurait aussi réfléchi à étendre ses activités dans d’autres pays asiatiques, pour se donner un cachet plus international, et aurait même penser à changer le nom de son appli aux États-Unis.
En juin, le réseau social est passé à la vitesse supérieur en se dotant, pour la première fois, d’un PDG américain. Kevin Mayer, un ancien de Disney, a été chargé de mieux identifier les contenus susceptibles de plaire à un public américain et, surtout, de “rassurer [les responsables politiques américains, NDR] sur le fait que le groupe sera géré selon les standards américains”, souligne Philippe Laffont, un patron de fonds d’investissement spéculatif qui siège au conseil des directeurs de Bytedance, interrogé par le Financial Times.
La décision de se retirer de Hong Kong n’est que la prolongation de cette campagne de séduction de grande ampleur destinée à l’administration et à l’opinion américaine. Un geste qui ne devrait pas affecter les finances du réseau social. Avec à peine 150 000 utilisateurs, le territoire semi-autonome ne pèse pas lourd en terme d’audience. En outre, les Hongkongais accros aux vidéos courtes peuvent se rabattre sur Doyun, la version officielle de TikTok pour le marché chinois.
Objectif : entrée en Bourse
Il n’empêche que ce retrait constitue un signal fort puisque TikTok démontre, pour la première fois, qu’il est prêt à s’aligner sur les positions de Washington dans des batailles diplomatiques avec la Chine.
Pourquoi tant d’efforts ? Bytedance prend, en effet, le risque de susciter l’ire de Pékin pour les beaux yeux d’un pays, les États-Unis, qui représente à peine 4 % de son audience mondiale.
La raison de cette danse du ventre tient, en fait, en trois lettres : I.P.O, l'acronyme anglais pour initial public offering, c’est-à-dire une introduction en Bourse. Bytedance, actuellement la start-up la plus “chère” au monde (sa valeur est estimée à 76 milliards de dollars), compte bien récolter les fruits de sa forte croissance en faisant ses premiers pas sur les marchés financiers au plus vite, potentiellement dès cette année.
Pour séduire le plus d’investisseurs possible, TikTok “a besoin d’apparaître comme un réseau social présent à l’échelle mondiale”, souligne le Financial Times. “Et sans les États-Unis, ce n’est tout simplement pas possible”, confirme un ancien cadre du groupe chinois au quotidien financier britannique.
Le marché américain est, en outre, essentiel pour la croissance future du groupe. “Actuellement, 90 % de leurs revenus viennent d’achats dans l’appli en Chine. Mais ce marché est saturé et d’autres géants chinois, comme Tencent et Alibaba, sont bien décidés à concurrencer Bytedance sur le créneau des vidéos courtes. La meilleure option pour continuer à croître en attirant des nouveaux utilisateurs consistent à grappiller des parts de marchés aux États-Unis”, souligne le Wall Street Journal.
TikTok espère bien que tous ces efforts finiront par payer. Mais avec un président américain comme Donald Trump, toujours avide de trouver des nouveaux boucs émissaires pour nourrir sa rhétorique anti-chinoise, rien n’est moins sûr. C’est tout le risque de la stratégie de Bytedance : celui qui cherchait à se faire aimer de tous peut finir par se retrouver rejeté aussi bien par Washington que Pékin.