
L’utilisation d’une application de traçage des citoyens grâce aux smartphones est étudiée de près par le gouvernement. Une technologie qui soulève des questions liées à la protection des données personnelles, mais aussi sur son efficacité réelle.
Pour le ministre de l’Intérieur, cela ne fait pas de doute : si une application permet d’aider à lutter contre la pandémie de Covid-19 en France en signalant aux possesseurs de smartphones qu’ils ont été à proximité d’un malade, il faut l’utiliser.
Interrogé dimanche 5 avril sur France 2, Christophe Castaner a affirmé que "toutes les intelligences disponibles sont nécessaires et seront utilisées". "Le tracking fait partie des solutions qui ont été retenues par un certain nombre de pays donc nous avons fait le choix de travailler en lien avec eux pour regarder ces solutions, a-t-il ajouté. Je suis convaincu que si elles permettent de lutter contre le virus et si, évidemment, elles respectent nos libertés individuelles, c’est un outil qui sera retenu et soutenu par l’ensemble des Français."
???? Traçage des Français : "Si la solution permet de lutter contre le virus et si elle respecte nos libertés individuelles, c'est un outil qui sera retenu"
Christophe Castaner est l'invité du #JT20h#covid19 #confinementjour20 pic.twitter.com/uZxUDcwr8G
Les opérateurs téléphoniques ont la capacité de suivre à la trace chaque utilisateur. Et dans le but de lutter contre la propagation du coronavirus, une telle application de traçage permettrait aux citoyens d’être informés s’ils ont été, lors de leurs déplacements, à proximité d’un malade du Covid-19, afin de se faire tester dans la foulée.
Plusieurs pays, comme la Chine, Taïwan ou la Corée du Sud, recueillent ainsi les informations GPS des téléphones de leurs citoyens pour localiser les personnes infectées et faire respecter les mesures de confinement. Efficace, cette pratique pose toutefois problème : une telle collecte des données est interdite au sein de l’Union européenne en raison du Règlement général sur la protection des données (RGPD), un texte qui encadre le traitement des données à caractère personnel.
Singapour pris en exemple
En France, c’est donc une autre technologie qui pourrait être utilisée. "À côté de la géolocalisation via les bornes 4G ou via le GPS, le Bluetooth, qu’on utilise pour connecter son téléphone à des écouteurs par exemple, émerge comme une solution pour les pays soucieux du respect des libertés individuelles, car c’est une technologie qui ne révèle pas votre localisation", explique Gérôme Billois, spécialiste en cybersécurité chez Wavestone, contacté par France 24.
C’est ce procédé qu’utilise le gouvernement de Singapour pour son application TraceTogether. Les téléphones dotés de l’application se connectent entre eux dans un rayon de quelques mètres, permettant à l’application de repérer les éventuels malades à proximité, puis d’envoyer une alerte si besoin. Chaque téléphone garde par ailleurs en mémoire la liste des téléphones croisés pendant vingt et un jours. Ainsi, lorsqu’un utilisateur tombe malade et qu’il renseigne son état de santé dans l’application, une alerte est alors envoyée à l’ensemble des utilisateurs enregistrés pour les inciter à se faire tester.
Singapour fait aujourd’hui des émules. La France et plusieurs autres pays européens semblent convaincus que cet outil pourrait leur permettre d’enrayer la pandémie. Un projet européen, baptisé Pan-European Privacy Preserving Proximity Tracing (PEPP-PT) et auquel est associé l’Institut national pour la recherche numérique (Inria), a ainsi été mis sur pied pour offrir un guide des bonnes pratiques à respecter pour un traçage numérique respectueux de la vie privée.
"Les pistes actuellement à l’étude du PEPP-PT sont intéressantes, mais il n’y a pas encore de modèle assez précis pour se prononcer sur la garantie du respect de la vie privée", estime toutefois Anne-Sophie Simpere, de Amnesty International France, qui surveille de près le développement des technologies de traçage des citoyens. "Or, les conditions à respecter pour qu’une telle application voit le jour sont claires : il faut qu’elle soit prévue dans la loi avec un objectif très délimité, strictement lié à la lutte contre l’épidémie ; il faut également prouver que les mesures prises sont nécessaires, proportionnées, et surtout, limitées dans le temps ; il faut enfin qu’il y ait des mécanismes de contrôle adéquats avec des possibilités de recours."
"Toute collecte de données peut poser problème"
Pour Gérôme Billois, même une application ne se servant que du Bluetooth pour collecter des données peut présenter des dangers quant au respect de la vie privée des utilisateurs : "C’est quand même une application qui pourrait potentiellement permettre, dans un régime totalitaire, de suivre à la trace un opposant et de savoir qui il rencontre. Donc un certain nombre de garde-fous s’imposent."
"Toute collecte de données peut poser problème, ajoute Anne-Sophie Simpere. C’est un domaine ou des failles a priori minuscules peuvent aboutir à des violations des droits humains. Une fois que les systèmes sont en place, les gouvernements peuvent être tentés de les conserver pour un autre usage. Il faut donc des règles très précises dès le départ, et notamment sur le consentement."
Cette dernière question n’est pas tranchée à l’heure actuelle. Le Premier ministre, Édouard Philippe, avait évoqué, le 1er avril, un "engagement volontaire" lors de son audition à l’Assemblée nationale par la mission d’information sur la gestion de l’épidémie de coronavirus. Mais le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, n’a pas exclu un traçage numérique obligatoire. "Je ne peux pas vous dire", a-t-il ainsi répondu, lundi 6 avril, sur Franceinfo, lorsque lui a été posée la question du volontariat des citoyens.
La question reste ouverte, car l’efficacité d’une telle application dépend directement du nombre d’utilisateurs. Plus ceux-ci sont nombreux, plus l’application devient utile et performante. Or, à Singapour, où le taux de pénétration du smartphone est supérieur à celui de la France, "à peu près 10 % de la population a installé l’application", selon Charles-Pierre Astolfi, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum), interrogé par Mediapart. Un chiffre qui semble trop faible pour lutter contre le Covid-19 et qui pourrait donc inciter le gouvernement, malgré le risque politique d’une telle mesure, à rendre obligatoire la collecte de ces données.