
L'écrivaine franco-ivoirienne Véronique Tadjo livre à France 24 sa vision pour l'Afrique dans la lutte contre le Covid-19. Son dernier ouvrage "En compagnie des hommes", aux éditions Don Quichotte, avait pour thème l'épidémie Ebola, à laquelle avaient déjà été confrontés de nombreux pays du continent.
France 24 : Votre ouvrage "En compagnie des Hommes" traite de l’épidémie d’Ebola. Peut-on faire une comparaison avec le Covid-19 ?
Véronique Tadjo : La première grande différence est que, dans le cas du coronavirus, il s’agit d’une pandémie. L’épidémie d’Ebola était localisée en Afrique même s’il y a eu quelques cas ici et là en Occident. Ebola a donc une identité africaine. Par ailleurs, l’impact économique a essentiellement touché la région ouest-africaine. Si le Covid-19 est parti de la Chine, il a très vite atteint le reste du monde. Aujourd’hui, on se rend compte que le virus n’appartient à personne, il entre par effraction dans notre vie. Les similarités viennent des réactions très humaines que nous avons face à la mort. Finalement, ce sont tout simplement les contextes et nos chances de survie qui nous différencient.
Quelles sont les leçons retenues par les différents pays africains après Ebola ?
On peut constater à la manière dont les différents gouvernements ouest-africains ont réagi qu’ils prennent les choses très au sérieux. De nombreuses mesures sanitaires très strictes ont été adoptées récemment. Ont-ils trop attendu alors qu’en Égypte, en Tunisie et au Maroc, l’épidémie avait déjà fait son entrée ? Certainement.
Mais le virus a mis du temps à traverser le Sahara. Et puis, il y a eu ce faux espoir qu’il s’agissait cette fois-ci d’un virus "venu du Nord". Face à cette pandémie, l’Afrique a-t-elle les moyens de faire face à la crise ? Il aurait fallu plutôt miser sur la santé communautaire. Les gouvernements ne sont pas allés assez loin dans les réformes après Ebola. Ils n’ont pas su véritablement tirer les leçons du passé.
Vous avez grandi en Côte d’Ivoire et vécu en Afrique du Sud. Que pensez-vous de la gestion de la pandémie dans ces deux pays ? Avez-vous des craintes et peut-être des espoirs ?
Ce sont là deux pays très différents. La Côte d’Ivoire est un pays émergent avec une histoire marquée par la colonisation et encore sous l’influence de la France. Plusieurs crises économiques et la récente guerre civile, post-électorale de 2010-2011, l’ont beaucoup fragilisé.
En Afrique du Sud, il y a plusieurs niveaux de développement à l’intérieur du pays. C’est une puissance économique et industrielle qui n’a pas d'égal sur le continent. Et pourtant, il y a une très grande pauvreté dans la population noire, qui est majoritaire, avec des 'townships' surpeuplés qui manquent de tout : chômage, etc. L’apartheid reste un héritage très lourd. J’ai tout de même l’espoir que l’Afrique du Sud saura gérer cette crise sanitaire. Mais le gouvernement gagnera-t-il la confiance de la population ?
En Côte d’Ivoire comme ailleurs, il faudra remporter l’adhésion des populations par la transparence, des messages clairs, la solidarité économique et sincère, ainsi que l’exemple des élites.
Justement, les élites ont-elles un rôle à jouer ? Dans plusieurs pays d’Afrique, la politique passe souvent avant le reste. De quelle manière cela fragilise-t-il le continent et comment y remédier ?
Les élites bénéficient de nombreux privilèges, bien nourries, bien éduquées et bien rémunérées. On attend maintenant d’elles qu’elles parviennent à s’élever au-dessus de leurs propres intérêts et qu’elles deviennent une force progressive. Faire pression sur les gouvernements afin que la politique ne prenne pas le dessus et fausse les priorités. Il faudrait une société civile plus active et soutenue par une classe moyenne consciente de son poids dans la société.
Vous parlez aussi du comportement des Hommes face aux épidémies dans votre livre. Que pensez-vous des comportements actuels des Hommes face au Covid-19 ?
Il n'est pas vraiment différent que lors des précédentes épidémies. Nous pensons vivre aujourd’hui une situation inédite, cependant l’histoire de l’humanité est jonchée de grandes épidémies qui ont ébranlé le monde. Les historiens, les psychologues et les écrivains ont parlé des comportements humains que l’on retrouve partout : lenteur des autorités à réagir pour des raisons politiques, rumeurs, déni, peur, éloignement massif des villes, destruction des rapports sociaux, individus ordinaires devenant des héros, alors que d’autres abandonnent le collectif...
On sait que dans de nombreux pays africains, suivre de bonnes règles d'hygiène est compliqué. Dans certaines régions, les habitants n'ont pas toujours accès à l’eau et il y a beaucoup de promiscuité. Vous en parlez d’ailleurs dans votre ouvrage. Comment faire face à tous ces facteurs qui contribuent à propager la pandémie ? Peut-on changer les habitudes ?
Nous ne sommes pas égaux devant la mort. Nos chances de survie divergent énormément. Alors que la pandémie fait des ravages, les pays riches se battent pour obtenir le plus de masques, d’appareils respiratoires et de médicaments possibles. Des sommes gigantesques sont débloquées. Mais les pays du Sud n’ont pas ces moyens-là. Dans un tel contexte, peut-on vraiment "changer ses habitudes" quand des familles entières vivent à dix dans de minuscules pièces dans des cours communes avec des voisins dans la même situation ? La distanciation sociale et le confinement sont un luxe qu’ils ne peuvent pas s’offrir. Ajoutez à cela le manque d’accès à de l’eau potable et les coupures d’électricité et vous avez une bombe à retardement ! Les traditions ne sont pas en cause, c’est la pauvreté qui l’est. Oui, comme on l’a vu pour Ebola, on peut changer de mentalité par nécessité, mais cela demande de nombreuses campagnes de sensibilisation et des infrastructures.
Certaines croyances compliquent aussi la lutte contre la propagation de la maladie ?
Absolument ! Des pasteurs évangéliques particulièrement zélés affirment qu’ils ont la capacité de "détruire" le virus par la puissance de la prière. Les fidèles s’en réfèrent donc à Dieu plutôt qu’à des mesures sanitaires. Pour eux, le virus est un esprit maléfique que l’on ne peut arrêter que par la foi. D’une certaine manière, c’est l’expression d’un grand désespoir. Ils ont perdu toute confiance en leur gouvernement, seul un miracle peut les sauver. Le danger, c’est que ce genre de croyances s’oppose aux efforts scientifiques.
Quelles leçons pensez-vous que l’on retiendra de la crise actuelle ? Pensez-vous que le monde en ressortira changé ?
L’idée que nous pourrions reprendre notre vie comme avant m’est insupportable. Nous savions que la planète était en mauvais état mais nous ne nous doutions pas que les échéances étaient aussi proches. Nous vaincrons, il faut le croire. Mais à quel prix ? Nous avons perdu notre innocence — naïveté ou arrogance, diront certains. Si cela ne nous pousse pas à changer notre manière de vivre ensemble, alors, faites venir les fusées, et partons tous sur Mars !