Voilà trois jours que des manifestants iraniens protestent dans la rue pour dénoncer "les mensonges" des autorités qui ont reconnu, après plusieurs jours de dénégations, être responsables du crash du Boeing ukrainien, survenu le 8 janvier. Un nouveau mouvement de contestation relayé sur les réseaux sociaux.
Près de deux mois après la violente répression d'un mouvement de contestation dans le pays, qui selon l'ONG Amnesty International a fait plus de 300 morts, les Iraniens protestent à nouveau dans la rue.
La volte-face de la République islamique au sujet du crash du Boeing ukrainien, que les gardiens de la Révolution ont reconnu avoir abattu par erreur, est à l’origine de ce mouvement. L’indignation provoquée par le drame et la mort des 176 passagers, majoritairement des Canadiens et des Iraniens, a fini par laisser place à la colère.
Et pour cause, les autorités ont d'abord nié l'hypothèse selon laquelle l'appareil de la compagnie Ukraine Airlines International ait pu être abattu par un missile iranien, avancée dès mercredi soir par le Canada.
Lundi 13 janvier, pour le troisième jour consécutif, des centaines de manifestants, précisément des étudiants, ont exprimé leur ras-le-bol contre le pouvoir, incarné par le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Des vidéos circulant sur les réseaux sociaux montrent notamment une manifestation organisée dans l’enceinte de l'Université Sharif, dans le centre de Téhéran.
#دانشگاه_شریف #دروغ_سخت #هواپیمای_اوکراینی https://t.co/aMVuYFKGd6
— Delbar.T (@DelbarTavakoli) January 13, 2020
"Les manifestations d’aujourd’hui étaient moins importantes que celles des jours précédents, précise Catalina Gomez Angel, correspondante de France 24 à Téhéran. Mais ce sont les mêmes slogans anti-pouvoir qui ont été scandés".
"Les gens sont très en colère et sont convaincus que les autorités leur ont menti"
Le mouvement de protestation a débuté samedi soir, lorsqu’une cérémonie d'hommage aux victimes du crash, organisée au sein de l'Université Amir Kabir de Téhéran, s’est muée spontanément en une manifestation contre les autorités, aux cris de "mort aux menteurs", avant d'être dispersée par la police.
Sur une vidéo mise en ligne sur les réseaux sociaux, on peut voir des étudiants de l'Université Shahid Beheshti de Téhéran contourner, dans un geste de défiance, les drapeaux américain et israélien peints à même le sol près de l’entrée de l'établissement pour y être piétinés. Des images hautement symboliques et inimaginables il y a encore quelques jours.
Students at Tehran’s Beheshti university avoid walking on U.S. and Israeli flags painted at entrance. Via @mamlekate pic.twitter.com/iQht16DZbp
— Golnaz Esfandiari (@GEsfandiari) January 12, 2020
Les rassemblements organisés dimanche soir dans la capitale, malgré un important dispositif sécuritaire autour des places Azadi et Enghelab, ont été dispersés par les forces de l’ordre à coup de gaz lacrymogènes. Des vidéos, partagées via la messagerie Telegram, montrent notamment des manifestants repoussés par les forces de l’ordre armées de bâtons.
#IranProtest2020
Tehran Sunday chants of clerics get lost. pic.twitter.com/Nk9i2sjjRt
Sur d'autres vidéos mentionnées par l’AFP et publiées comme étant des images d'une manifestation dans la ville d'Amol, au bord de la mer Caspienne, on voit une foule défiler dans les rues en criant : "Nous ne voulons pas de la République islamique".
Même si elles ne sont pas comparables en termes de chiffres avec la foule présente aux obsèques du général Qassem Soleimani, "ces manifestations sont significatives de par les slogans visant le guide suprême, les Gardiens de la révolution ou encore les bassidjis [milice inféodée au pouvoir], indique Catalina Gomez Angel. Des centaines de personnes ont tenté de se rassembler dimanche soir dans la capitale, en défiant un déploiement sécuritaire massif, car les gens sont très en colère et sont convaincus que les autorités leur ont menti".
Manifestation ce matin devant l’université shahid beheshti on y entend « notre ennemi est ici ce n’est pas l’Amérique » pic.twitter.com/HfVTyvQwPO
— Mariam Pirzadeh (@mapirzadeh) January 12, 2020Et d’expliquer : "Ce n’est pas nouveau, cette colère vient de loin, les gens ont saisi l’opportunité de descendre dans la rue pour montrer qu’ils n’ont plus peur de dire qu’ils ne sont pas d’accord avec la manière dont le pays est géré, et qu’ils ne croient plus dans ce gouvernement".
"Il y a une certaine colère qui s’exprime, et ces Iraniens souvent issus des couches moyennes et éduquées défient le pouvoir et contestent leur leadership, estime Azadeh Khian, professeure en sociologie politique à l'Université Paris Diderot, spécialiste de l'Iran, interrogée par France 24. Ils se mobilisent pour dénoncer l’irresponsabilité de leurs dirigeants qui ne prennent pas au sérieux leurs demandes".
Des protestations qui accentuent la pression sur Téhéran
Ce mouvement tombe au plus mal pour Téhéran, sous pression et en pleine période de tensions avec Washington. L’assassinat du général Soleimani par une frappe de drone américain, le 3 janvier, avait provoqué un semblant d’unité nationale, en rassemblant des millions de personnes dans les rues d’une République islamique endeuillée.
Mais les tergiversations et les tentatives de dissimulation des autorités de leur responsabilité dans le drame du vol PS752 l’ont brusquement dissipé, malgré les regrets exprimés par les responsables iraniens.
"En ces jours de tristesse, des critiques ont été adressées aux responsables et aux autorités du pays. Certains responsables ont même été accusés de mensonge et de tentative d'étouffer l'affaire, alors que vraiment, honnêtement, cela n'a pas été le cas", a assuré lundi à la presse le porte-parole du gouvernement, Ali Rabii.
"Nous n'avons pas menti (...) Ce que nous avons dit jeudi (...) était basé (...) sur les renseignements qui avaient été présentés à l'ensemble du gouvernement (et) selon lesquels il n'y avait aucun rapport entre l'accident et un (tir de) missile", a ajouté Ali Rabii.
Dimanche, alors que la situation semblait indiquer une désescalade entre l'Iran et les États-Unis, Donald Trump a mis en garde les dirigeants iraniens. "NE TUEZ PAS VOS MANIFESTANTS", a-t-il tweeté. "Le monde regarde. Plus important, les États-Unis regardent."
To the leaders of Iran - DO NOT KILL YOUR PROTESTERS. Thousands have already been killed or imprisoned by you, and the World is watching. More importantly, the USA is watching. Turn your internet back on and let reporters roam free! Stop the killing of your great Iranian people!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) January 12, 2020
La veille, le président américain, qui a donné l’ordre d’éliminer le général Soleimani, avait tweeté en anglais et en farsi au peuple iranien qu'il se tenait "à ses côtés". "Nous suivons de près vos manifestations, et votre courage nous inspire", a-t-il écrit.
"Il ne peut pas y avoir un autre massacre de manifestants pacifiques, ni une coupure d'Internet", a-t-il ajouté en référence à la campagne de répression des manifestations, en novembre dernier, durant laquelle les accès Internet et toutes les télécommunications avaient été coupés par les autorités.
Lundi, le site NetBlocks, qui surveille la liberté d'accès à Internet, a évoqué une baisse de la connectivité enregistrée à l'Université Sharif, théâtre d’une manifestation estudiantine.
Confirmed: Drop in internet connectivity registered at #Sharif University, Tehran from 11:50 UTC where students are protesting for colleagues and alumni killed on flight #PS752; national connectivity remains stable despite sporadic disruptions on third day of #Iran protests???? pic.twitter.com/LjaNNd4Ut2
— NetBlocks.org (@netblocks) January 13, 2020De son côté, le chef de la police de Téhéran, le général Hossein Rahimi, a déclaré avoir reçu des consignes de "retenue" face aux manifestants, alors que certaines vidéos de protestations publiées sur les réseaux sociaux laissent entendre des détonations en arrière-fond.
"La police n'a pas du tout tiré sur les rassemblements parce que la retenue était à l'ordre du jour des policiers de la capitale", a assuré le général Hossein Rahimi, dans un communiqué relayé par la télévision d'État. Reste à savoir si cet "ordre du jour" restera d’actualité si les manifestations venaient à prendre de l’ampleur.