
L'Iran est toujours isolé du monde lundi, 48 heures après que les autorités ont bloqué l’accès à Internet, en raison de manifestations violemment réprimées ayant suivi l'annonce, le 15 novembre, d'une hausse du prix de l'essence.
Depuis vendredi dernier, l’Iran est le théâtre d’un mouvement de protestation provoqué par l’annonce d’une mesure visant à augmenter sensiblement le prix de l'essence et violemment réprimé, alors que le pays fait face à une grave crise économique. Depuis samedi, le pouvoir a drastiquement limité l'accès à Internet.
Toutefois, lundi 18 novembre, les autorités iraniennes ont annoncé que la mobilisation serait en perte de vitesse sur l’ensemble du territoire. "Par comparaison avec hier (dimanche), la situation est à 80 % plus calme. Il y a (encore) quelques problèmes mineurs, et demain ou après-demain nous n'aurons plus aucun problème d'émeutes", a déclaré à la presse le porte-parole du gouvernement, Ali Rabii.
Malgré cette annonce, les Gardiens de la Révolution, armée idéologique de la République islamique, ont averti, lundi dans un communiqué, qu'ils étaient prêts "à réagir de manière décisive [...] face à la poursuite de l'insécurité et d'actions qui perturbent la paix sociale".
Après avoir annoncé, lors d’une conférence de presse l’arrestation de 1 000 personnes impliquées dans les manifestations, le général au sein des Gardiens de la Révolution Golamréza Soleimani a accusé Washington d’être à l’origine des troubles, se félicitant que "cette fois-ci, les Américains n'ont pas réussi et une défaite de plus a été ajoutée à leur palmarès". Samedi, le secrétaire d'État Mike Pompeo avait déclaré dans un tweet que les États-Unis étaient avec le "peuple iranien".
Une violence "encore jamais connue"
Le pouvoir ayant verrouillé l’accès à Internet, encore largement inaccessible lundi soir, il est très difficile d’accéder à des images et à l’ensemble des informations en provenance de l’ensemble du territoire iranien. Selon l'ONG Netblocks, qui veille sur la liberté d'accès à Internet de par le monde, "le niveau de connexion au monde extérieur est tout juste à 5 % de ce qu'il est en temps normal".
"La coupure d’Internet est un signe clair de l’inquiétude des autorités, car elles savent que les réseaux sociaux peuvent contribuer à attiser la contestation et provoquer une escalade", indique Rezah Sayah, correspondant de France 24 en Iran.
"Cette décision est révélatrice de la panique du pouvoir face à ce nouveau mouvement de révolte portée par une grogne, basée sur des revendications économiques et sociales, déjà exprimée en 2017 et en 2018", acquiesce Delphine Minoui, journaliste au Figaro spécialiste de l’Iran et ancienne correspondante à Téhéran.
Avant le black-out imposé aux Iraniens, utilisateurs très actifs des réseaux sociaux, les photos et les vidéos publiées en ligne montraient des personnes abandonnant leur voiture sur les principaux axes routiers et des manifestations dans les centres de plusieurs grandes villes, dont Téhéran et Chiraz. Ces derniers jours, des manifestants ont bloqué plusieurs axes de circulation, incendié des banques et des édifices publics.
A l'origine de la colère, une hausse qui peut aller jusqu'à 300% des prix de l'essence. Nos Observateurs sont formels : ils n'ont jamais vu un tel niveau de violence dans leur pays. https://t.co/qScmoFIIjZ #Iran
Les Observateurs (@Observateurs) November 18, 2019Des slogans contre le pouvoir et la République islamique ont également été scandés par les contestataires. Des manifestations ont dégénéré et plusieurs banques, des postes de police, des bâtiments administratifs et des stations-services ont été incendiés ou dégradés. Des Observateurs de France 24 ont décrit une situation apocalyptique, voire des "zones de guerre" et fait état d’une répression d’une violence qu’ils n’avaient encore jamais connue.
Sur les réseaux sociaux, plusieurs vidéos publiées par Masih Alinejad, une activiste iranienne basée aux États-Unis, montrent l’ampleur des manifestations et la brutalité de la répression. Selon elle, les manifestants, qui "font face à des tirs à balles réelles", ne sont pas seulement mobilisés contre la hausse du prix de l’essence, ils sont descendus dans la rue pour réclamer plus de libertés, de meilleures conditions de vie et la fin du système religieux en Iran.
Bilan humain incertain
Deux personnes ont perdu la vie depuis le début des manifestations, précisément un civil et un policier, selon les agences iraniennes. Se basant sur les informations et témoignages qui lui parviennent, Masih Alinejad estime le nombre de victimes à une quarantaine.
IMPORTANT:
1) The death toll from #IranProtests is much higher than what's reported.
Dozens of people have been killed.
I've received 20 videos of protesters being shot on their heads or hearts
I've talked to several families who can't get the dead bodies of their loved ones https://t.co/ls5sOhL4M5
"Nous n’avons pas internet pour partager ce qu’il se passe ici, ils tuent n’importe qui se trouvant dans la rue, et les gens se défendent comme ils peuvent : ils brûlent des poubelles, des banques et des distributeurs de billets, tout ce qui pourrait symboliser le gouvernement", a affirmé de son côté Sima (pseudonyme), l’une des Observatrices de France 24, qui vit dans la banlieue de Téhéran.
"Il est certain qu’il y a eu plusieurs morts dans les villes de province, mais on ignore le nombre exact de victime car il n’y a pas de bilan officiel global", rapporte Siavosh Ghazi, correspondant de France 24 en Iran.
Une porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, Agnès Von Der Mühll a indiqué, lundi, que Paris suit "avec attention les manifestations qui se déroulent actuellement dans plusieurs villes en Iran", tout en "regrettant la mort de plusieurs manifestants au cours des derniers jours".
Soutenant la hausse du prix de l'essence, le guide suprême Ali Khamenei a qualifié les manifestants qui ont incendié des biens et des bâtiments publics de "hooligans", et sous-entendu qu’ils étaient manipulés par l’étranger. "En diabolisant les contestataires, le guide iranien a ouvert la voie à la répression la plus féroce du mouvement", estime Antoine Basbous, politologue et directeur de l’Observatoire des pays arabes, interrogé par France 24.
Manque de confiance
Annoncée le 15 novembre, la mesure à l'origine de la mobilisation prévoit que le prix de l'essence, l’une des plus subventionnée et des moins chères au monde, augmente de 50 % et passe ainsi de 10 000 à 15 000 rials (11 centimes d'euros) pour les 60 premiers litres achetés chaque mois. Au-delà de cette limite, le prix du litre doit tripler, à 30 000 rials. Les autorités assurent que les recettes dégagées par cette mesure seront reversées aux 60 millions d'Iraniens les moins favorisés, sur une population totale de 83 millions, qui "souffrent de la situation économique créée par les sanctions" américaines.
"Sauf qu’il y a un manque de confiance de la part des Iraniens à l’égard du pouvoir, et la population pense que cet argent ne sera pas redistribué, quand bien même cette mesure est, rationnellement défendable vu l’état de l’économie du pays plombée par les sanctions américaines", indique Thierry Coville, chercheur à l'Iris et spécialiste de l'Iran, invité du débat de France 24.
Interrogé par France 24, Borzou Daragahi, correspondant du quotidien britannique The Independent au Moyen-Orient, juge que les autorités iraniennes ont sous-estimé la réaction de la population, lourdement impactée par la crise économique. "Dans un système normal et transparent, l’augmentation du prix de l’essence aurait été expliquée et discutée, étape par étape, mais au lieu de cela, le pouvoir l’a infligée à la population, un soir de week-end, souligne-t-il. Comme si le gouvernement ne faisait pas confiance au peuple, comme s’il s’attendait à une réaction, mais visiblement pas d’un tel niveau".
Et de conclure : "la répression est en cours depuis plusieurs mois en Iran, car au lieu d’expliquer à la population la situation liée à la crise économique, les autorités ont réprimé et arrêté de nombreuses individus, des activistes, des avocats et des personnes issues des minorités, se créant de nombreux ennemis et créant un climat de tensions. L’augmentation du prix de l’essence est en réalité l’étincelle qui a mis le feu aux poudres".