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Ahmet Altan, la plume et la prison

De nouveau incarcéré une semaine après sa mise en liberté, l’écrivain turc Ahmet Altan reste, depuis sa cellule, un vigoureux défenseur de la liberté d’expression. Un combat d’actualité en cette Journée internationale des écrivains en prison.

"J’écris ces lignes depuis ma cellule. Mais je ne suis pas en prison. Je suis écrivain. Vous pouvez m’emprisonner mais vous ne pouvez pas me garder ici. Comme tous les écrivains, je suis magicien. Je peux traverser vos murs sans mal". Cette ode à la liberté est extraite de "Je ne reverrai jamais le monde", le livre qu’Ahmet Altan a écrit dans le centre de détention de Silivri, dans la banlieue d’Istanbul.

Le "magicien" va devoir continuer à se fier à son imagination pour faire tomber les murs. Libéré le 4 novembre après avoir passé trois années en prison, l’écrivain et journaliste turc de 69   ans a été renvoyé en prison le 12 novembre, une semaine seulement après sa libération. Une incarcération qui retentit tristement alors qu’on célèbre, vendredi 15 novembre, la Journée internationale des écrivains en prison.

"Il va bien"

Celui qui a trouvé la force d’écrire son dernier opus sur des bouts de papier, sortis feuillet par feuillet par ses avocats, reste plus combatif que jamais. "Il va bien, il tient le coup, il rit beaucoup. Bien sûr c’est un coup dur d’être retourné en prison, mais il sait que c’est une farce politique et il est prêt à se battre", témoigne auprès de France 24 son amie Yasmine Congar, directrice de P24, une plateforme turque pour journalistes indépendants.

Ahmet Altan a été arrêté en 2016, au moment de la vague de répression qui a suivi le coup d’État raté en Turquie. Lors d’un procès joué d’avance, il a d’abord été condamné à perpétuité pour ses liens supposés avec le mouvement du prédicateur islamique, Fethullah Gülen, ennemi historique de Recep Tayyip Erdogan soupçonné d’avoir ourdi le putsch avorté. En exil aux États-Unis, Gülen nie pour sa part toute forme d’appartenance de l’écrivain – laïc assumé – à sa communauté religieuse.

La peine d’Altan a ensuite été réduite à dix ans et demi d’emprisonnement. Après trois années de réclusion, la justice turque a ordonné sa remise en liberté sous contrôle judiciaire. Mais le parquet a fait appel de sa libération, faisant valoir "le risque qu’il quitte le pays". La 27e chambre de la cour d’assises d’Istanbul lui a donné raison.

Refuser de se taire

Selon les défenseurs d’Altan, l’objet de l’appel est fallacieux. "Ahmet n’a jamais eu l’intention de quitter le pays. Tout cela n’est qu’un jeu politique. Ce qu’on lui reproche c’est de refuser de se taire", comment Yasmine Congar, qui a pu lui rendre visite en prison. "Mais pour lui, il est naturel d’écrire, de s’exprimer. Il écrit ce qu’il pense et pense ce qu’il écrit. Il ne regrette pas une ligne."

Journaliste respecté et écrivain à succès, Ahmet Altan n’en est pas à ses premiers déboires avec les autorités turques. Il avait dénoncé, en 1995, la guerre menée par l’armée turque dans la région kurde du pays. Rédacteur en chef du journal Milliyet, il avait alors été licencié et condamné à 20   mois de prison avec sursis pour soutien à la création d’un État kurde. L’accusation est la même quand il rédige, en 1999, une déclaration pour les droits des Kurdes, avec deux autres grands écrivains turcs, Orhan Pamuk et Yachar Kemal. En 2008, c’est un article dédié aux victimes du génocide des Arméniens qui l’avait fait inculper pour "insulte à la Nation turque".

À peine libéré le 4 novembre, Ahmet Altan a repris la plume. "J’ai été libéré de prison un soir et on m’a demandé comment j’allais. Les gens s’attendaient à entendre la joie de celui qui vit ses premiers instants de liberté après des années. J’étais un peu triste. J’ai laissé derrière moi des milliers d’innocents. […] En tant que prisonnier, vous êtes victime d’une justice ; une fois que vous êtes parti, vous devenez complice", écrivait-il dans le Guardian, le 9 novembre. Et d’ajouter, "je sais qu’il est possible qu’ils m’arrêtent à nouveau."

Ahmet Altan savait donc ce qui l’attendait. "On a su qu’il retournerait en prison à partir du moment où le parquet a fait appel", précise Yasmine Congar. "La procédure est illégale car Ahmet avait lui-même lancé une procédure d’appel à sa condamnation en première instance. Ses avocats vont donc plaider l’illégalité de la procédure devant la Cour constitutionnelle", détaille-t-elle.

Écrivains en danger

Ces contournements de la loi turque n’ont cependant rien d’étonnant au vu du contexte. Depuis la tentative de putsch du 15 juillet 2016, la Turquie a intensifié la chasse aux médias et aux intellectuels critiques du pouvoir. " La Turquie est la plus grande prison du monde pour les professionnels des médias", estime Reporters sans frontières (RSF) sur son site.

Au moins 160 écrivains et journalistes étaient détenus dans les geôles turques en 2018 estime Pen International, l’ association d’écrivains qui organise la Journée pour les écrivains en prison .  "L’acharnement contre Ahmet Altan reflète le climat de terreur qui règne en Turquie. Le pouvoir n’a de cesse de terroriser ces écrivains et journalistes", réagit auprès de France 24 Daniel Gorman, directeur de la branche britannique de Pen International.

Selon l'association, la dégradation des droits des écrivains est notable aux quatre coins du globe. Comme Ahmet Altan, nombreux sont les "magiciens" à être réduits au silence. À laisser leurs lecteurs privés de mots et leurs pages désespérément blanches. Plus de 200 écrivains dans le monde ont été emprisonnés, attaqués ou menacés en 2018. Deux ont été tués   : le poète bangladais Shahzahan Bachchu et le Danois Nedim Yasar.

"La situation se détériore pour les écrivains et les journalistes dans le monde, les pressions sont toujours plus fortes", poursuit Daniel Gorman. "Néanmoins, nous sommes toujours plus nombreux à les soutenir et à nous mobiliser pour la liberté d’expression". Mobilisons-nous.