Plus de trois ans après le vote du Brexit, les pêcheurs d’Ilfracombe ont le moral en berne. On leur avait promis une plus grande part dans les quotas de pêche, ils attendent toujours cette amélioration. Reportage.
Sur la côte septentrionale du Devon, dans le sud-ouest de l’Angleterre, les frères Wharton déchargent la pêche du jour sur le port d’Ilfracombe. Des caisses de homards attendent sur le quai. Des promeneurs profitent des rayons de soleil qui se réfléchissent sur la mer. Des goélands couvrent le bruit des conversations de leurs cris aigus. Plus de trois ans après le vote en faveur du Brexit, les pêcheurs d’Ilfracombe sont désabusés. "C’est une honte absolue", commente sobrement Scott Wharton, âgé de 50 ans, qui avec son frère Paul, est propriétaire de deux chalutiers de pêche.
Comme la majorité des pêcheurs britanniques, les frères Wharton ont voté en faveur du Brexit. Ils étaient attirés par la promesse de voir les petits entreprises de pêche comme la leur obtenir une plus grande part dans les "taux autorisés de capture" (TAC) négociés chaque année au niveau européen. Ils voudraient que le Royaume-Uni "reprenne le contrôle" de ses eaux territoriales vis-à-vis des quotas européens. Mais trois ans et demi après le référendum sur la sortie de l’Union européenne, aucun changement n’est encore tangible. Alors que la pêche britannique se porte bien, les commerces de pêche de petite taille sont à la peine. Il y avait entre 20 et 30 chalutiers dans le port d’Ilfracombe dans les années 1980, ils ne sont plus que 2 aujourd’hui, aux côtés de deux embarcations de plus petite taille. Les frères Wharton sont la dernière famille à faire du commerce de pêche sur la côte ouest de l’Angleterre.
"L’équilibre des quotas est épouvantable", lâche l’un des frères Wharton, alors qu’il parcourt le port d’IIfracombe, à la rencontre d’une fourgonnette qui vient charger les derniers homards de la saison. Quelques acheteurs s’intéressent aux fruits de mer en vente sur l’étal des frères Wharton. "Nous ne voulons pas interdire aux Français et aux Belges de venir pêcher ici. Nous sommes autant Européens qu’eux. Mais vous ne pensez pas que c’est injuste de voir 95 % des quotas leur revenir ?", demande le pêcheur, qui explique avoir voté en faveur du Brexit en grande partie en raison d’une "répartition insensée des quotas de pêche" imposé par les TAC au niveau européen.
Les "parrains de la morue"
Depuis que le Royaume-Uni a rejoint le marché commun européen dans les années 1970, les pêcheurs britanniques réclament des quotas plus avantageux. Pendant sa campagne en faveur du Brexit, l’actuel Premier ministre Boris Johnson ont lourdement insisté sur la très controversée politique des TAC. Mais les promesses faites aux petits opérateurs de pêche n’ont à ce jour pas abouti. Les frères Wharton ont l’impression persistante que la répartition du quota britannique, décidée à l’échelle nationale, favorise quelques gros commerces de pêche.
L’année dernière, Greenpeace publiait un rapport pointant la concentration des "taux autorisés de capture" aux mains de seulement 25 entreprises, rebaptisées les "codfathers" (jeu de mot entre codfish / morue, et godfather / parrain). Durant la campagne précédant le vote sur le Brexit, un bateau nommé "flotille du Brexit" avait remonté la Tamise, avec le leader de l’UKIP Nigel Farage à son bord. En juillet 2018, le secrétaire à l’Environnement annonçait que la Grande-Bretagne allait "reprendre le contrôle" des eaux britanniques. Le gouvernement actuel s’engage à une meilleure répartition, plus équitable, une fois le Brexit engagé.
"Seuls les plus riches peuvent tirer profit du système de quota", estime Gavin Vaughan, un pêcheur de 41 ans qui travaille sur le chalutier des frères Wharton. Des opérateurs de taille familiale comme les Wharton, qui travaillent en mer depuis l’âge de 16 ans, n’ont qu’une petite part du gâteau. "Il faut sortir le chéquier" pour augmenter sa part de pêche dans ce système "corrompu, qui ne fonctionne pas", critique Gavin Vaughan.
Les pêcheurs qui tentent de faire leur place dans la filière sont assommés par le coût des licences pour avoir leur part dans les taux autorisés de capture, renchérit un jeune pêcheur, Ben Bengey, âgé de 23 ans. Lui s’est rabattu sur la pêche au bulot, qui échappe aux taux de capture, tandis que la sole, le bar et la morue sont sujets à des quotas très stricts – la France, elle, bénéficie d’un taux de 80 % sur les morues dans la Manche. Les bulots qu’il amasse sont ensuite conditionnés dans une usine à Barnstaple, avant d’être envoyés en Extrême-Orient : Chine, Japon et Corée. "Ils raffolent des bulots, comme nous des chips", grimace Ben Bengey.
“Endormis au gouvernail”
“Les fonctionnaires britanniques se sont endormis au gouvernail”, juge Jeremy Percy, directeur de l'association "New Under Ten Fischermen", qui défend les pêcheurs qui opèreent sur des petits bateaux, de moins de 10 mètres. "Les taux de pêche sont devenus des biens qui s’achètent et se revendent, souvent par des sociétés étrangères."
Jeremy Percy est pessimiste sur la marge de négociation que pourrait ouvrir le Brexit : "La France, la Belgique, la Hollande, l’Espagne, l’Irlande, sont très durs dans la négociation et ne voudront pas céder du terrain". D’autant que la Convention des Nations unies sur les droits de la mer (CNUDM) stipule qu’un État peut conserver ses habitudes de pêche, même dans des eaux qui ne relèvent pas de son territoire. "Je suis certain que les pratiques de pêche vont continuer comme aujourd’hui, et que le conflit se terminera devant les tribunaux", prédit Jeremy Percy. Selon lui, un bras de fer ne pourra pas se solder en faveur des Britanniques, prédit-il : "Si on bloque aux Français l’accès à notre mer, ils fermeront l’accès à leurs ports".
L’universitaire Christopher Huggins, qui travaille sur les conséquences du Brexit sur la filière pêche à l’université de Suffolk, se veut optimiste, en affirmant que les "petits commerces de pêche commencent à se faire entendre au sein de la filière".
Mais ce discours ne rassure pas Jeremy Percy, qui ne cache pas son cynisme vis-à-vis de la classe politique : "À ce stade, le gouvernement pourrait nous promettre que des poissons vont tomber du ciel", ricane-t-il. "Cela fait trois ans que je travaille à ce dossier, que je parle à tous les acteurs de la filière comme aux politiciens. Et l’horizon de la filière pêche est toujours aussi flou", poursuit-il. "Le lendemain du référendum, je discutais avec des pêcheurs sur la côte Sud. L’un d’eux m’a dit : ‘On s’est fait avoir quand on est entré dans l’Union européenne, et on se fera avoir en sortant’. Pour l’heure, je ne peux que lui donner raison."