Le projet de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin est à l'origine de l'éclatement, jeudi, de la coalition populiste au pouvoir en Italie. Le sujet empoisonne la vie politique italienne près de 30 ans.
C’est le train qui a sifflé la fin de la partie en Italie. Matteo Salvini, le vice-président du conseil des ministres italien et chef de la Ligue, a jugé que le dossier de la ligne Lyon-Turin était le différend de trop avec son allié au gouvernement, le Mouvement 5 Étoiles (M5S) de Luigi di Maio. Il a appelé, jeudi 8 août, à la tenue rapide d’un scrutin anticipé pour élire un nouveau gouvernement, mettant de facto un terme à la coalition au pouvoir depuis 14 mois.
La veille, le M5S avait été le seul parti a avoir voté une motion contre cette liaison ferroviaire tandis que les autres formations s’étaient prononcées en faveur d’un projet qui empoisonne la vie politique italienne depuis près de 30 ans.
Un projet à 26 milliards d’euros
L’origine de la ligne à grande vitesse (LGV) Lyon-Turin remonte à des discussions franco-italiennes au début des années 1990, mais ce n’est qu’en 2001 que les deux gouvernements s’accordent pour mettre le plan en œuvre.
Le but était de désengorger les routes entre la France et l’Italie en réservant une partie des trains au transport de camions de marchandises. Avantage supplémentaire : la LGV permettrait aux passagers de relier Paris à Milan (en passant par cette nouvelle liaison) en un peu plus de quatre heures au lieu de sept actuellement.
La LGV Lyon-Turin promettait de renforcer la coopération entre deux des principales puissances économiques du continent, et son tracé nécessitait la construction d’un tunnel sous les Alpes de 57 km, ce qui en ferait l’un des plus longs au monde. Enfin, son financement – divisé entre l’Europe (40 %), l’Italie (35 %) et la France (25 %) – reflétait cette dimension européenne.
Le projet, dont le coût est estimé à 26 milliards d’euros, avait aussi tout des grands chantiers paneuropéens en vogue avant que la crise de la dette de 2010 pousse tous les pays européens à faire des économies.
"Anachronique et déraisonnable"
Mais dès le départ, cette liaison ferroviaire s’est heurtée à de fortes résistances, surtout côté italien. Au fil des années, un véritable mouvement s’est organisé dans le val de Suse, la région piémontaise par laquelle doit passer le tracé du train. Les "No-TAV" (opposants au "Trano ad alta velocida" Lyon-Turin) dénoncent un projet qui ne profiterait qu’aux entreprises associées au chantier tout en défigurant une région, "créant un désastre social et économique avec des villages entiers appelés à disparaître", d’après l’un des nombreux sites italiens dédiés à la lutte contre la LGV. Les travaux entraîneraient en effet des expropriations tout au long du tracé et nécessiteraient de passer par plusieurs villages pour atteindre Turin.
Cette opposition a abouti à des manifestations pour empêcher les travaux de démarrer et plusieurs affrontements avec les forces de l’ordre entre 2005 et 2010. Le parcours du porteur de la flamme pour les Jeux olympiques de Turin en 2006 a même dû être modifié pour éviter le val de Suse. Face à cette contestation, les autorités italiennes ont décidé à plusieurs reprises qu’il était urgent de retarder le chantier, et ont multiplié les commissions et rapports pour évaluer les bénéfices à attendre de cette nouvelle liaison. Les premiers coups de pioche pour creuser un tunnel de reconnaissance n’ont commencé qu’en 2014...
Mais plus le temps a passé, plus la LGV a perdu en intérêt économique. En effet, alors qu’au début des années 2000 plus de 9 millions de tonnes de marchandises franchissaient la frontière franco-italienne chaque jour, il n’y en plus que 3 millions actuellement, d'après le Sénat italien. Pour cet institution, le besoin de désengorger les routes n’est plus aussi pressant et, en 2016, elle a même reconnu que l’hypothèse de saturation était devenue "anachronique et déraisonnable".
Les défenseurs du projet n’ont pas baissé les bras pour autant. Ils affirment dorénavant que l’ouverture de la ligne Lyon-Turin donnerait un coup de jeune aux échanges commerciaux entre les deux pays et promettent de multiplier par sept la quantité de marchandises transportée.
Outre les doutes sur la viabilité économique, le chantier a aussi suscité plusieurs scandales impliquant la mafia. En 2014, deux dirigeants d’entreprises italiennes ont été traduits devant la justice dans des affaires de trucages de marchés publics liés à la LGV. La question a été jugée à ce point sensible que tous les sous-traitants sont présumés coupables (de liens avec la mafia) jusqu’à preuve du contraire : ils doivent figurer sur une liste blanche établie par le groupe qui coordonne le projet pour pouvoir y participer.
Un symbole pour le Mouvement 5 Étoiles
Malgré ces casseroles, la LGV a toujours été soutenue par la Ligue de Matteo Salvini. "Il représente les intérêts des milieux d’affaires de l’Italie du Nord qui sont, eux, en majorité favorable à cette liaison", rappelle Maurizio Cotta, professeur de sciences politiques à Sienne.
En revanche, le Mouvement 5 Étoiles a fait de l’arrêt du chantier l’une des promesses centrales de son programme. "C’est un symbole. La ligne Lyon-Turin représente parfaitement pour ce parti cette politique des grands travaux qu’il considère comme appartenant au passé et qui finissent toujours par coûter plus cher que ce qu’ils devraient", explique le politologue italien.
L’affrontement entre les deux alliés d’hier était donc inévitable sur ce dossier. D’autant que Bruxelles, qui a déjà engagé plus d’un milliard d’euros dans les travaux préliminaires du chantier, avait donné à Rome jusqu’au début de l’année 2019 pour trancher.
Mais ce train n’est qu’un prétexte, d’après Maurizio Cotta. "La véritable cause de la crise est le changement profond du rapport de force entre les deux partis au pouvoir", affirme-t-il. Depuis que la Ligue est apparue comme le grand gagnant des élections européennes de 2019, Matteo Salvini "n’aime rien de moins que de mettre des bâtons dans les roues de son partenaire de coalition qui est, lui, ressorti affaibli du scrutin européen", note le politologue.
Les sujets de fâcherie ne manquent pas. Sur la question européenne, le M5S a voté en faveur de l’Allemande Ursula van der Leyden pour le poste de présidente de la Commission européenne, alors que la Ligue a voté contre. Économiquement, le Mouvement 5 Étoiles milite pour une hausse du salaire minimum, ce qui n’est pas la tasse de thé de la Ligue, grand défenseur de l’intérêt du monde des affaires. Matteo Salvini veut aussi baisser fortement les impôts au risque de laisser filer les déficits et de fâcher Bruxelles, alors que le M5S "se montre davantage ouvert à un compromis avec l’Europe", rappelle Maurizio Cotta.
Mais, pour le patron de la Ligue, le dossier de la LGV était le prétexte parfait pour mettre le feu aux poudres. Il s’agissait, en effet, d’une promesse de campagne majeure de Luigi di Maio, alors que les autres sujets – question européenne, politique économique – sont moins tangibles. "L’une des raisons de la chute de popularité du Mouvement 5 Étoiles est qu’il apparaît aux yeux des électeurs comme incapable de tenir ses promesses", souligne Maurizio Cotta. Matteo Salvini l’a bien compris et en choisissant de porter le fer sur le dossier de la LGV, il a agi, d’après le politique, "comme un boxeur en position de force qui frappe exactement là où son adversaire est déjà blessé".