Le forum 8chan est pointé du doigt pour avoir été utilisé par les auteurs présumés de trois tueries racistes aux États-Unis ces six derniers mois. Comment cette plateforme, devenue un repaire à extrémistes, peut-elle favoriser des passages à l’acte ?
Trois tueries en moins de six mois, un même site Internet. Depuis les attentats terroristes de Christchurch, qui ont fait 51 morts et 49 blessés dans deux mosquées en Nouvelle-Zélande le 15 mars 2019, le nom du forum 8chan revient quasi-systématiquement lors d’une attaque perpétrée au nom du suprémacisme blanc.
Le tireur soupçonné d’avoir ouvert le feu dans un centre commercial d’El Paso (Texas), samedi 3 août, tuant au moins 20 personnes et en blessant 26 autres, avait posté un "manifeste" raciste sur 8chan peu avant de passer à l’acte. Brenton Tarrant, inculpé pour la fusillade de Christchurch, avait fait de même, tout comme le terroriste d’extrême droite qui avait tué une femme et blessé deux personnes dans une synagogue de San Diego (Californie) le 27 avril 2019.
Terminating Service for 8Chan - https://t.co/q1Oa9mdySY
Cloudflare (@Cloudflare) August 5, 2019le groupe /pol concentre la quasi-totalité des contenus haineux
Trop c’est trop, a déclaré, lundi 5 août, la société informatique Cloudflare qui a rompu ses liens commerciaux avec 8chan. Utilisés par près de 20 millions de sites, les services de cette entreprise sont jugés essentiels pour se protéger contre certaines attaques informatiques notamment. De son côté, Fredrick Brennan, le créateur de 8chan, a appelé dès dimanche à la suppression de cette plateforme de libre expression poussée à l’extrême. Il avait déjà pris ses distances avec son controversé rejeton depuis quelques mois.
8chan n’est, en réalité, que le dernier endroit en ligne où l’on cause, entre extrémistes, de suprémacisme blanc, de "grand remplacement" et de violences contre les Noirs, les juifs ou encore les Hispaniques. Auparavant, le site communautaire Reddit, puis le forum 4chan, avaient connu les mêmes dérives, avant de sévir contre ses minorités bruyantes qui ont été priées de déverser leur haine ailleurs.
Comme ces autres plateformes, 8chan est un ramassis de sous-forums consacrés à tout et n’importe quoi - aux jeux vidéo, aux nouvelles technologies ou encore à la culture web - avec une modération très légère des propos. C’est le sous-forum /pol (pour politique) qui concentre la quasi-totalité des contenus haineux et des critiques.
La charge la plus virulente contre ce repaire à extrémistes est venu du site de journalisme d’investigation Bellingcat. "Tant que les autorités et les médias ne traiteront pas ces tireurs [présents sur 8chan, NDLR] comme des membres d’une organisation terroriste similaire au mouvement terroriste État islamique ou Al-Qaïda, les attentats continueront à s’enchaîner", écrit l’un des journalistes qui a passé plusieurs mois à enquêter sur ce forum et ses membres.
Ce parallèle audacieux repose sur l’idée que 8chan, à l’instar des sites de propagande des groupes terroristes, incite au passage à l’acte contre des ennemis désignés et "traite les auteurs de massacre comme étant ‘des nôtres’", écrit Bellingcat. "Il y a en effet des similitudes en ce que les utilisateurs mettent en ligne des manuels, des guides ou des manifestes qui peuvent aider ceux susceptibles de passer à l’acte, comme sur les sites de propagande jihadistes. 8chan fournit une collection de textes haineux qui permettent à ceux qui les consultent de se construire une réalité alternative - avec des idées comme la théorie du ‘grand remplacement’ ou de ‘génocide blanc’ - qui peut servir de prétexte à un attentat", détaille à France 24 Bharath Ganesh, professeur assistant d’études des médias à l’Université de Groningue (Pays-Bas) et spécialiste de l’extrême droite sur Internet.
8chan a aussi introduit une forme de "gamification" de l’attentat. Ce qui renforcerait, pour Bellingcat, le sentiment d’appartenance à un groupe. "Depuis les tueries de Christchurch, les membres du forum rappellent régulièrement le nombre de victimes de Brenton Tennant et souligne qu’il s’agit d’un ‘score à dépasser’", écrit Bellingcat. Ce terroriste avait aussi diffusé en direct son attentat "avec une caméra sur son casque comme s’il s’agissait d’un jeu de tir à la première personne", ajoute le site. L’auteur de la tuerie dans la synagogue à San Diego avait tenté de faire la même chose. "Cette gamification sert avant tout à la célébration des tueries sur 8chan", note Bharath Ganesh.
"Terrorisme wifi"
Mais ces éléments ne suffisent pas à en faire un groupe terroriste à part entière, d’après les spécialistes interrogés. "Il n’y a pas de chaîne de commandement ou de hiérarchie bien établie où il y aurait un donneur d’ordre, comme ce peut être le cas pour Al-Qaïda par exemple", affirme Matthew Feldman, directeur du Center for analysis of radical right (Centre d’analyse de la droite extrême, un cercle de réflexion basé au Royaume-Uni), contacté par France 24. Il n’y a pas, non plus, d’accès réservé aux membres sur 8chan et "rien n’interdit à un opposant de venir s’exprimer, ce qui serait impensable sur un forum d’un groupe terroriste jihadiste", ajoute cet expert.
Surtout, "il est contre-productif d’appeler une plateforme comme 8chan un groupe terroriste, car les responsables des tueries sont des terroristes ‘actifs par eux-mêmes’ (self-activated terrorist)", note Matthew Feldman. C’est-à-dire qu’ils ont planifié, préparé et exécuté leur attentat sans aide extérieure, même si leur détermination s’est construite en surfant et discutant sur Internet.
Pour lui, 8chan est plutôt la quintessence de ce qu’il appelle le "terrorisme wifi". Des extrémistes multiplient les discours haineux en ligne en essayant de s’adresser au plus large public possible, en espérant que cela suffira à pousser l’un ou l’autre des internautes à passer à l’acte. "C’est le même phénomène qu’il y a quinze ans à Londres, lorsque Abou Hamza, l’imam de la mosquée de Finsbury Park, clamait son message haineux sur la place publique, sauf que cela se passe en ligne", explique Matthew Feldman. "Même si on ne peut pas prédire qui va passer à l’acte, il est statistiquement sûr que quelqu’un va le faire", résume ce spécialiste
C’est pour cette raison que les experts interrogés pensent que la décision de Cloudfare et les appels à la fermeture de 8chan sont une bonne chose. S’il s’était agi d’un groupe terroriste organisé, la fin d’une plateforme de propagande n’aurait que peu ébranlé leur cohésion. Cependant, dans ce cas, "les membres de 8chan vont, certes, finir par trouver une autre plateforme, mais ceux qui n’ont pas encore été complètement radicalisés ne vont peut-être pas faire l’effort de chercher le nouveau site", assure Bharath Ganesh. Dans le cas du "terrorisme wifi", il est important, d’après Matthew Feldman, de "faire en sorte que les médias sur lequel sont propagés les messages haineux soient les moins importants possibles".