Bien que poursuivi pour fraude présumée aux subventions européennes et contesté dans la rue, le Premier ministre tchèque Andrej Babis et son parti ANO sont les grands favoris du scrutin européen, qui s’est ouvert vendredi.
Les Tchèques se rendent aux urnes, vendredi 24 mai, pour les élections européennes, qui devraient voir la victoire du mouvement populiste ANO (Association des citoyens mécontents) , crédité dans les sondages de plus de 25 % des votes, loin devant ses premiers poursuivants (11 %). Son leader, le Premier ministre Andrej Babis , fait pourtant face depuis près d’un mois à une vague de manifestations qui prennent de l’ampleur semaine après semaine.
Le 21 mai, pour la quatrième semaine consécutive, plusieurs dizaines de milliers de manifestants, près de 50 000 selon des médias locaux, se sont réunis à Prague, cette fois sur la célèbre place Venceslas, haut-lieu emblématique de la Révolution de velours de 1989, pour exiger la démission du chef du gouvernement ainsi que celle de sa nouvelle ministre de la Justice, Marie Benešová.
Soupçons de fraude aux subventions de l'UE
Andrej B abis , deuxième fortune du pays, est soupçonné d’avoir dissimulé, il y a plus d’une dizaine d’années, que son groupe agroalimentaire était propriétaire d’une ferme ultramoderne baptisée "le nid de cigognes" et située au sud de Prague, afin de bénéficier de subventions européennes réservées aux PME. Poursuivi pour fraude présumée aux subventions européennes, le Premier ministre, qui fait également objet d'une enquête de l'UE sur un possible conflit d'intérêts entre ses activités politiques et ses affaires, encourt une peine allant de cinq à dix ans de prison.
Le multimilliardaire rejette les accusations, selon lui "montées de toutes pièces", et clame son innocence en dénonçant un "complot" politique.
De leur côté, les protestataires redoutent notamment que Marie Benešová, ancienne procureure générale nommée à la Justice le 30 avril, n’ait été choisie par le président conservateur Milos Zeman, allié politique d’Andrej Babis, uniquement pour bloquer la procédure judiciaire en cours visant le Premier ministre.
Nouvelle manif à #Prague ce mardi contre #Babiš et pour l'indépendance de la justice, cette fois-ci Place Venceslas https://t.co/jVueWidvS8
Radio Prague (@RadioPragueFr) 21 mai 2019"Nous réfutons ces absurdités concernant les menaces pesant sur la justice parce que cela est faux. On s’efforce ici de créer une atmosphère avant les élections européennes, une atmosphère qui vise essentiellement à me porter préjudice", a répliqué, en réaction aux manifestations, le chef du gouvernement, également dans le viseur de l’ONG anticorruption Transparency International.
En janvier 2018, Marie Benešová, qui avait déjà pris la tête du ministère de la Justice entre 2013 et 2014, avait voté en sa qualité de députée contre la levée de l’immunité parlementaire du Premier ministre. Son prédécesseur au ministère, Jan Kněžínek, issu des rangs d’ANO, avait quant à lui démissionné au lendemain de la recommandation de la police de poursuivre le chef du gouvernement.
La mobilisation dans la rue vient écorner un peu plus l’image déjà controversée d’Andrej Babis, surnommé le "Trump tchèque" en raison de sa fortune, qui selon Forbes dépasse celle du président américain (4,1 milliards de dollars contre 3,1 milliards de dollars), et de sa politique aux forts accents populistes. En plus du glaive de la justice qui plane au-dessus de sa tête, il a perdu une bataille juridique contre la justice slovaque qui a confirmé à plusieurs reprises les soupçons de sa collaboration d'avant 1989 avec la police secrète communiste StB, sous son nom de code Bures.
Le "premier chef de gouvernement poursuivi en justice de l’histoire tchèque"
Né le 2 septembre 1954 à Bratislava, en Slovaquie, cet ex-communiste, fils de diplomate, a fait fortune à partir du milieu des années 1990 grâce à son entreprise Agrofert, un conglomérat de plus de 200 entreprises opérant dans l'agroalimentaire et la pétrochimie. Il se lance en politique en 2011 avec son mouvement de contestation "antisystème" ANO, qui signifie également "oui" en tchèque. Une carrière entamée pour "se protéger des affaires", persiflent ses détracteurs.
Ce francophone diplômé d'économie, qui a également massivement investi dans la sphère médiatique, est devenu incontournable sur la scène politique du pays après les législatives de 2013, au terme desquelles son parti est arrivé en deuxième position. Bien qu’accusé de transactions financières douteuses, Andrej Babis est nommé ministre des Finances en janvier 2014. Il sera limogé trois ans plus tard après un conflit avec le Premier ministre social-démocrate Bohuslav Sobotka, qui avait de plus en plus de doutes sur les possibles fraudes fiscales et conflits d'intérêt de son ministre et rival politique.
Malgré les soupçons qui pèsent contre lui, Andrej Babis reste populaire et tient sa revanche en remportant haut la main les législatives organisées en octobre 2017, en faisant campagne en faveur de la lutte contre la corruption, contre l’euro et contre les migrants. Son discours a convaincu les milieux ruraux et les couches modestes, qui lui ont garanti 78 des 200 sièges de la chambre basse du Parlement. Début décembre, c’est la consécration : il est nommé Premier ministre par le président Milos Zeman en remplacement de Bohuslav Sobotka… La presse d’opposition ironise alors sur le "premier chef de gouvernement poursuivi en justice de l’histoire tchèque".
Quelques semaines avant les législatives de 2017, le Parlement avait levé son immunité parlementaire, mais il l’a recouvrée en remportant un nouveau mandat de député. En janvier 2018, il perd une nouvelle fois son immunité, à sa demande afin qu’il puisse prouver son innocence et permettre à l’enquête sur les subventions européennes présumées frauduleuses de se poursuivre. Un développement qui n’a pas empêché le premier employeur privé du pays de former un gouvernement minoritaire, grâce au soutien du Parti social-démocrate (CSSD) et à l’appui parlementaire des communistes, au mois de juillet.
Mais l’affaire du "nid de cigognes" ne lui laisse aucun répit. Après avoir été accusé d'avoir "exfiltré" son fils en Crimée, pour freiner l'enquête sur l’affaire dans laquelle il est lui aussi mis en examen, Andrej Babis échappe à une motion de censure déposée, en novembre 2018, contre son gouvernement.
Quels que soient les résultats des européennes, généralement un scrutin très peu mobilisateur dans le pays (18 % de participation en 2014), les manifestations se poursuivront en République tchèque, ont annoncé les organisateurs. Les enquêtes aussi.