Pour son retour à Cannes, l'Espagnol Pedro Almodovar concourt à la Palme d'or avec "Douleur et gloire", magnifique récit autobiographique sur l'inspiration, la dépendance, la dépression et le retour du désir.
La maman de Pedro Almodovar n’aime pas l’autofiction. Ce n’est pas vraiment sa mère d’ailleurs, mais celle de son double de cinéma, Salvador Mallo, qu’incarne Antonio Banderas dans "Douleur et gloire", septième long métrage que le plus célèbre des réalisateurs espagnols présente en compétition du festival de Cannes (où il n’est jamais parvenu à remporter la Palme d’or). Pedro Almodovar, c’est un peu le loser magnifique de la Croisette, le Poulidor de la Côte d’Azur, celui dont tout le monde adore les films mais qui repart à chaque fois sans la récompense suprême.
"Douleur et gloire" sera-t-elle l’œuvre qui le fera entrer au Panthéon cannois ? La réponse appartient au jury d’Alejandro Gonzalez Iñarritu qui, de toute façon, a encore plein de films à voir avant de se décider (nous n’en sommes qu’au premier tiers de la compétition, alors du calme). Reste qu’il n’y aurait rien de déshonorant à récompenser ce magnifique récit autobiographique très almodovarien.
Bon, on vous l’accorde, en plus d’être disgracieux, l’adjectif "almodovarien" est un peu idiot. Un film de Pedro Almodovar est toujours almodovarien. Mais si nous nous autorisons pareil pléonasme, c’est bien parce que "Douleur et gloire" concentre à lui seul ce qui fait la beauté de sa filmographie (les couleurs chatoyantes, la délicatesse des dialogues, la grande place accordée aux souvenirs, la fascination pour les femmes). En outre, le cinéaste y parle de lui, de son statut de créateur, de ses désirs d’homme et d’artiste et, surtout, de ses pépins de santé (tant physique que psychologique).
On pourra toujours disserter sur ce qui est vrai ou pas dans "Douleur et gloire", on s’en fiche. Comme le personnage du film, Almodovar a-t-il été accro à l’héroïne ? S’est-il fâché à mort avec l’un de ses acteurs ? A-t-il grandi dans une caverne ? Peu importe, l’intérêt de cette autobiographie fictionnelle (ou plus communément appelé "autofiction", n’en déplaise à sa mère) réside dans le rapport que le cinéaste entretient à la création, et non pas à ces petits soucis narcissiques.
Acouphène, pharyngite, maux de dos, crises d’angoisse
Comme Pedro Almodovar, Salvador Mallo est donc réalisateur de cinéma. Un réalisateur reconnu mais un réalisateur en panne d’inspiration. Pis, un réalisateur en voie de bunkérisation. Ces derniers temps, il ne sort plus de chez lui ou presque, préférant au réconfort de ses congénères celui des livres et de sa boîte à pharmacie. Car, toute sa vie, le cinéaste a dû composer avec les maladies qu’il nous détaille par le menu au début du film : un acouphène, des pharyngites chroniques, un sifflement pulmonaire, des maux de dos et de crâne, des crises d’angoisse. Pour ne rien arranger, depuis quelques jours, il ne peut plus rien avaler sans manquer de s’étrangler. Il y a quelque chose qui coince.
Ce qui coince, ce sont les malentendus irrésolus, les rancœurs recuites, les vieilles histoires auxquelles il n’a jamais pris le temps de mettre un point final. Alors que Salvador sombre dans une misanthropie dépressive, les heureux hasards de la vie feront qu’il renouera avec les fantômes du passé. Tout d’abord, Alberto, le comédien héroïnomane de son premier film à qui il n’a plus parlé depuis 30 ans. Federico, ensuite, son ancien amant qu’il n’a pu sauver de sa toxicomanie (la scène des retrouvailles est superbe). Sa mère, aussi, que les opiacés lui font revoir en flash-back (et qui porte les traits de Penélope Cruz, actrice almodovarienne par excellence). Enfin, son premier émoi amoureux, incarné par un maçon analphabète à qui, enfant, il apprit à lire et écrire. Chaque rencontre, chaque souvenir convoqué sont d’une troublante délicatesse.
Tout semble touché par la grâce dans "Douleur et gloire". La prestation d’Antonio Banderas, en premier lieu. L’acteur y est sublime. Si sublime qu’on se demande où il avait bien pu passer ces dernières années. Il aura donc fallu Pedro Almodovar pour magnifier de nouveau le jeu d’un comédien qu’on pensait définitivement perdu dans d’insignifiantes productions hollywoodiennes. L’histoire qui lie le réalisateur et l’acteur depuis "Attache-moi", sorti il y a 30 ans, n’avait donc pas besoin de point final. Juste de points de suspension.
Un parfum d’ennui
Puisqu’on parle de dépression, et de moyen d’en sortir, Jessica Hausner a peut-être la solution. Dans "Little Joe", également en lice pour la Palme d’or, la réalisatrice autrichienne met en scène un couple de phytogénéticiens (Emily Beecham et Ben Whishaw) qui ont trouvé la recette ultime du bonheur : une fleur (nommée "Little Joe") qui exhale un parfum rendant les gens heureux. Las, c’est plutôt un parfum d’ennui qui se dégage du film.
On peine en effet à s’enthousiasmer pour ce ronronnant conte fantastique aussi froid qu’un salon-témoin de chez Ikea. Le rythme qui nous est imposé tout au long de cette heure quarante-cinq est tellement assommant qu’on ne dispose plus de l’attention nécessaire à la compréhension du message très "Black Mirror". Au final, on saisit vaguement la portée satirique du film : notre société est prête à toutes les manipulations génétiques pour s’abrutir aux bonheurs artificiels. Critique à peine voilée de nos dépendances aux antidépresseurs ? Aux poulets aux hormones ? Aux téléphones portables ? À Netflix, peut-être ? Allez savoir...