logo

Grandeur et misère de l'Amérique dans le viseur de Kenneally

, envoyé spéciale à Perpignan – Au Festival du photojournalisme Visa pour l'image de Perpignan, Brenda Ann Kenneally expose "Upstate Girls", une enquête de cinq ans sur la classe ouvrière américaine dont elle est elle-même issue. Portrait.

Brenda Ann Kenneally est ce qu’on appelle un personnage. En noir de la tête au pied, piercing dans le nez,

tatouages au henné sur les chevilles et les poignets, elle arrive au rendez-vous avec plus d’une heure de retard. Son interview précédente  a traîné en longueur. Elle a trop parlé. Elle est intarissable. Et pour cause.

Le travail que cette photographe américaine expose à Visa pour l’image, "Upstate girls - Ce qu’il advint de Collar City", raconte des histoires. Celles des femmes de Troy, une petite ville de l’Etat de New York qui fut le symbole de la croissance américaine et est devenue victime de la crise industrielle.

Dans l’intimité des filles du Nord

Pendant 5 ans, la photographe a suivi six jeunes femmes qui ont grandi et mûri dans la misère financière et intellectuelle. Abandonnées par leur compagnon, sans formation, elles accumulent les petits boulots pour faire vivre les flopées d’enfants qu’elles ont eus adolescentes.

Brenda Ann Kenneally s’invite sans difficulté dans leur quotidien et saisi en couleur des moments forts d’intimité : une ado qui vient d’accoucher, deux jeunes femmes qui s’enlacent, des enfants en bataille. Elle instaure cette proximité naturelle qui fait la particularité de ses photos. Elle s’en explique à FRANCE 24 : "L’intimité, c’est plus difficile d’en sortir que d’y rentrer. Quand t’es là-bas, tu participes. Si on doit aller chercher des enfants à l’école, si quelqu’un vient de se faire arrêter dans la rue, si un chien vient de se faire renverser et que la mère doit filer, tu restes et tu gardes les mômes. On t’implique."

"C’est ce que j’aurais pu devenir"



Troy n’est pas une ville anodine. Brenda Ann Kennealy y a grandi, dans un environnement familial semblable à ceux qu’elle photographie.  Son père, alcoolique et accroc au jeu, part alors qu’elle n’est qu’une enfant. Très tôt livrée à elle-même, elle tombe dans la petite déliquance.

Maison de redressement à 12 ans, toxicomanie à 16, elle fuit pour la Floride dès sa majorité. Une descente aux enfers qui dure plus de 10 ans. A 26 ans, elle reprend sa vie en main et entame une cure de désintoxication. Bien qu’attirée par le chant, c’est avec la photo qu’elle trouve sa voie. "Quand j’ai commencé à prendre des photos, c’était comme une évidence. Ça sonnait juste", se rappelle-t-elle. Face à l’évidence, elle ne lâche plus son appareil.  

C’est le hasard qui la ramène à Troy : une commande du magazine Time. Replongée dans ce passé qu’elle avait fuit, elle décide d’entamer ce travail sur ces femmes qu’elle aurait pu devenir. "Mon but quand j’habitais à Troy, c’était de la quitter. Je ne sais pas si je serais toujours en vie si je n’étais pas partie. C’était toxique pour moi. Quand je vois toutes ces filles, je me dis que c’est sûrement ce que je serais aujourd’hui si je n’étais pas partie à Miami Beach il y a vingt ans", confie-t-elle.

L’anti-American dream

Installée avec son fils à New York depuis 1996, Brenda Ann Kenneally n’a pas oublié d’où elle venait et s’attache depuis des années à traduire la misère sociale américaine. Avec "Upstate Girls", elle tente de démêler les causes et conséquences complexes du rêve américain.

Elle montre du doigt les effets pervers de la mondialisation qui dessinent le paysage visuel et social des Etats-Unis. Mais c’est moins un système qu’elle critique, qu’un individualisme exacerbé, un manque de considération pour la classe populaire qui, l’espère-t-elle, changera avec l’ère Obama. "Mon Amérique est celle que je critique. Celle que j’aime et que, merde, je déteste. Avec Obama, ces gens vont retrouver leur place dans le dialogue. C’est facile de critiquer le système mais si chacun faisait attention à son voisin, les choses iraient mieux aujourd’hui." Une leçon d’humanisme.

Titulaire du prix Canon de la Femme photojournaliste en 2008, Brenda Ann Kenneally a été recompensée par un prix World Press Photo en 2003. Son livre "Money, Power, Respect" a reçu le prix du meilleur livre de photojournalisme de l’année en 2006.