Le nombre de profils de personnes décédées sur Facebook pourrait dépasser celui des vivants dans 50 ans, d’après une étude publiée samedi. Le réseau social risque ainsi de devenir le maître de la mémoire collective d’une partie de l’humanité.
Les morts prendront un jour le pouvoir sur Facebook. D'ici cinquante ans, au plus tôt, il devrait y avoir davantage de profils de personnes décédées que d’utilisateurs vivants sur le réseau social, qui compte aujourd'hui près de deux milliards de membres, révèle une étude mise en ligne par l’Oxford Internet Institute (OII), samedi 27 avril.
“Cette étude est la première à fournir une projection scientifiquement rigoureuse de l’évolution du nombre de profils d’utilisateurs morts”, affirme Carl Ohman, chercheur au laboratoire d’éthique digitale de l’OII, auteur de l'article. Le chercheur a croisé les données de l’Organisation des Nations unies sur le taux de mortalité par tranche d’âge et par pays avec les chiffres qu’il a pu obtenir sur les utilisateurs de Facebook pour établir deux scénarios d’évolution. Incapable de prédire la croissance exacte du nombre total d’utilisateurs, le scientifique a retenu deux scénarios extrêmes. Il a d’abord imaginé qu’il n’y aurait plus jamais de nouveaux inscrits sur le réseau social. Dans cette hypothèse extrême, près de 98 % de la population de Facebook sera passée de vie à trépas d’ici à la fin du siècle, et le nombre de morts dépassera celui des vivants en 2070.
Un cimetière digital essentiellement peuplé d’Asiatiques et d’Africains
Si, en revanche, Facebook gagne ad vitam aeternam de nouveaux utilisateurs au même rythme qu’actuellement (croissance de 13 % par an), il faudra attendre la première décennie du XXIIe siècle pour que le rapport de force entre vivants et morts s’inverse. Il y aurait alors près de cinq milliards de profils de personnes décédées sur le réseau social.
Aucun de ces deux scénarios d’évolution n’est crédible, reconnaît Carl Ohman. “La réalité se situe quelque part entre ces deux extrêmes, et si je devais faire une estimation éclairée, je dirais qu’il y aura davantage de profils de personnes décédées que d’utilisateurs vivants sur Facebook d’ici 60 à 70 ans”, avance ce chercheur, contacté par France 24.
En analysant les données, il s’est aussi rendu compte que ce cimetière digital sera essentiellement peuplé d’Africains et d’Asiatiques. “C’est en effet sur ces continents que la croissance du nombre d’utilisateurs est la plus dynamique”, rappelle-t-il. Ainsi, dans son scénario d’une augmentation annuelle de 13 % des nouveaux membres, il y aurait en 2100 près de 800 millions de profils d’Indiens décédés et plus de 315 millions de Nigérians. Aucun pays européen n'entrerait dans le top 10 des nations les plus représentées.
Un constat qui soulève un premier problème à ses yeux. “Actuellement, les mesures mises en place par Facebook pour qu’on puisse honorer les morts sur le réseau social - comme les pages commémoratives - sont inspirées par les coutumes occidentales. Facebook devrait prendre en compte les sensibilités de toutes les cultures par rapport à la mort, surtout que l’audience va devenir de plus en plus africaine et asiatique”, souligne-t-il. Il craint pourtant que le groupe américain ne change rien car “comme toute entreprise commerciale, il aura toujours tendance à être plus à l’écoute de ses clients les plus rentables, c’est-à-dire les utilisateurs européens ou nord-américains”.
Un trésor pour les générations futures
Mais peut-être que Facebook n’existera plus d’ici quelques années, ou qu’un concurrent réussira à le détrôner, ce qui “fausserait, bien sûr, toutes nos projections”, reconnaît Carl Ohman. Cependant, cela ne remet pas son travail d’analyse en cause car “si ce n’est pas Facebook, ce sera un ou deux autres géants d’Internet, et la question centrale du devenir de notre héritage digital demeure”, souligne-t-il.
Car tous les messages, les photos de famille postées, les "J’aime" et même les images de chats partagées constituent “un ensemble d’informations qui a une valeur autant sentimentale qu’historique pour les générations futures”, assure le chercheur. Pour lui, cette immense archive représente le premier témoignage “réellement démocratique” d’une époque dans l’histoire de l’humanité. “Jusqu’à présent, les historiens ont essentiellement travaillé sur les traces laissées par les puissants et les personnages illustres qui, finalement, sont ceux qui écrivent l’Histoire”, souligne Carl Ohman.
Facebook détient les clés de ce trésor, et c’est là que le bât blesse. “À l’ère digitale, les données historiques et, plus globalement, la mémoire de l’humanité se retrouve de plus en plus entre les mains de quelques empires tech qui répondent à des logiques de recherche du profit avant tout”, regrette le chercheur.
Les scandales, comme celui de Cambridge Analytica, ont démontré les limites de Facebook lorsqu’il s’agit de protéger les données personnelles. Qu’en sera-il de la préservation de tous ces témoignages ? Garder la trace de l’activité de tous les utilisateurs décédés coûte de l’argent, et les pages des morts sont par ailleurs économiquement moins rentables, puisque Facebook n’y place pas de publicité. Si le réseau social décidait d’en supprimer pour augmenter ses profits, “il pourrait être tenté de faire disparaître d’abord les utilisateurs morts qui ont le moins de valeur économiquement, ce qui risquerait de concerner d’abord les profils d’Africains”, avertit Carl Ohman.
Orwell à la rescousse
Facebook pourrait aussi tenter de monnayer l’accès à cette vaste archive sans précédent sur laquelle le réseau social détient tous les droits. “L’histoire deviendrait alors une marchandise”, craint le chercheur. Dans cette vision pessimiste du futur, les historiens risqueraient d’avoir à payer des petites fortunes pour avoir accès à des images ou commentaires postés par des participants aux Printemps arabes, durant lesquels Facebook a joué un rôle central.
“Le but de cette étude n’est pas seulement de prédire la date à laquelle les morts seront plus nombreux que les vivants, mais de lancer un appel aux politiques pour les avertir des risques de cette privatisation de la mémoire d’une partie de l’humanité”, résume Carl Ohman. Il souhaiterait que Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, imite Twitter qui a donné une partie de son archive de tweets à la bibliothèque du Congrès américain, en 2010. Mais à défaut, il faudrait, d’après lui, que les législateurs parviennent à convaincre Facebook de laisser des historiens, des archivistes ou encore des bibliothécaires avoir un droit de regard sur la manière dont est géré la préservation de ces données. D'après Carl Ohman, c’est aussi essentiel pour des raisons politiques car “comme l'observait George Orwell dans son livre '1984', celui qui contrôle l’accès à notre passé contrôle aussi comment nous percevons notre présent”.