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Haro sur la dynastie Sackler, mécènes et rois des opiacés

correspondante à New York – Aux États-Unis, où la crise des opiacés fait des ravages, des activistes se sont lancés sur les talons d'une famille de riches philanthropes ayant commercialisé et démocratisé l'OxyContin, l'un des antidouleurs responsables de cette épidémie.

Jusqu'à récemment, le nom Sackler était synonyme d’art et de savoir aux États-Unis. On ne compte d’ailleurs plus les frontons et murs prestigieux sur lesquels il est gravé. Les universités Yale et Harvard, le Metropolitan Museum (Met), la New York Academy of Sciences, le Guggenheim, les galeries du Smithsonian à Washington... difficile de passer à côté de l’omniprésent patronyme. Et, par conséquent, d’oublier cette richissime famille de philanthropes originaires de Brooklyn, qui a commercialisé et démocratisé le puissant antidouleur OxyContin dès les années 1990 via la société Purdue Pharma. Pourtant, la famille aimerait bien faire profil bas, tant son nom est désormais associé à la dépendance et à la mort.

"Les membres de la famille Sackler sont responsables à 100 % de ce qui se passe dans ce pays", accuse Ryan Hampton, activiste, auteur de "American Fix: Inside the Opioid Addiction Crisis - and How to End It" et lui-même ex-dépendant à l'"Oxy", cet analgésique opiacé hautement addictif . Les fabricants sont accusés d'avoir promu ce médicament auprès de docteurs alors qu'ils connaissaient son effet addictif et sans le limiter à des maladies bien précises. “Mon docteur m’en avait prescrit après une blessure à la cheville et au genou. C’est simple : la plupart des personnes que je connais sont soit accros, soit en phase de guérison”, explique Ryan Hampton.

Aux États-Unis, au moins 218 000 personnes sont mortes d’overdoses liées aux opioïdes sur prescription au cours des vingt dernières années, selon des chiffres du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC). Et l’OxyContin figure au premier rang des opiacés pointés du doigt. Si les autorités peinent à agir pour enrayer cette épidémie, divers activistes occupent, eux, l’espace laissé vacant, à grands renfort d’actions coup-de-poing dans les musées ou institutions acceptant les donations des Sackler.

"Retour de flamme"

L’idée est de dénoncer la fortune "tâchée de sang" des Sackler servant à financer des musées, des universités et même, ironiquement, des hôpitaux. Preuve de l’impact de cette démarche : ces derniers jours, plusieurs institutions ayant bénéficié des largesses financières de ces mécènes ont revu leur copie. Le Guggenheim, emboîtant le pas à la National Portrait Gallery de Londres et le groupe Tate, deux institutions d’envergure en Angleterre, s’est engagé à ne plus recevoir leurs donations (ils avaient reçu 9 millions de dollars entre 1995 et 2015). La New York Academy of Sciences et le Met ont, de leur côté, indiqué qu’ils allaient revoir leur politique de dons. La fondation Sackler a même dû suspendre temporairement son action de mécénat face aux reniements en chaîne d’institutions d’exception.

À Paris, le Louvre, musée le plus visité au monde, a bénéficié des largesses de cette famille. "La fondation Theresa et Mortimer Sackler a participé au financement du réaménagement des salles dédiées à l’art perse et au Levant en 1996-1997", a confirmé, mercredi 27 mars, le Louvre, sollicité par France 24, ajoutant "qu’aucune autre opération de mécénat de la famille Sackler n’a eu lieu depuis". En remerciement de ce financement, une aile du musée a été nommée "l’aile Sackler des antiquités orientales". Sera-t-elle débaptisée ? Le Louvre n’a pas répondu à cette question.

Des réactions qui viennent couronner une année de mobilisation, et qui sont saluées comme d'"excellentes nouvelles" par plusieurs activistes. "On assiste clairement à un retour de flamme contre la famille Sackler depuis un an, observe Ryan Hampton. Ces institutions ont une responsabilité morale indirecte, mais leurs décisions aujourd’hui sont clairement motivées par l’opinion publique, on le sait. Je ne pense pas que ces remises en question auraient eu lieu sans la mobilisation des activistes."

"Le début de la fin"

Cette effervescence militante a été en grande partie insufflée par la photographe américaine Nan Goldin qui, en janvier 2018, est sortie d’un long silence. Après s’être battue, avec succès, contre une dépendance aux opioïdes, elle découvre en 2017 l’implication des Sackler dans ce qui lui a fait perdre des années de sa vie. "Je connaissais ce nom via les musées et les galeries", a-t-elle écrit dans un article publié sur Artforum. Révoltée, elle fonde le collectif Pain (Prescription Addiction Intervention Now) et, deux mois plus tard, organise une action surprise au Met jetant des flacons d’OxyContin dans le bassin de la majestueuse "Sackler Wing", pièce-phare du musée new-yorkais abritant un temple égyptien. C’est le coup d’envoi d’une série d’actions. D’autres suivront, notamment au Smithsonian, à Washington, en avril, à Harvard en juillet, et au Guggenheim en février.

Dans la même veine, des étudiants de la Tufts University, dans le Massachusetts, se sont dressés contre leur établissement, dont l’un des bâtiments porte les noms des trois frères Sackler, "Arthur, Mortimer et Raymond Sackler". Un éditorial à charge a été publié dans un journal étudiant, engendrant une réponse du président de l’université qui a annoncé une enquête sur les liens entre l’établissement et Purdue Pharma.

"L’opinion publique évolue énormément sur ce sujet", estime l’artiste Domenic Esposito, dont le frère se bat, depuis 12 ans, pour guérir d’une dépendance aux opioïdes. En juin dernier, Domenic Esposito a sculpté une cuillère à héroïne géante qu’il a déposée devant les locaux de Purdue Pharma dans le Connecticut. "Il y a un an, on me prenait pour un extrémiste parce que je disais qu’il fallait emprisonner les Sackler", explique-t-il. "Désormais, certains réclament la peine de mort ! Je ne fais plus partie des radicaux."

Du côté du collectif Pain, on se réjouit, estimant qu’il s’agit du "début de la fin" pour les Sackler.

Des "criminels"

Mardi 26 mars, Purdue Pharma a d’ailleurs dû verser 270 millions de dollars dans le cadre d’un accord à l’amiable passé avec le procureur de l’État de l’Oklahoma. Ce dernier accusait le groupe d’avoir mené des campagnes marketing agressives, incitant les médecins à prescrire, parfois à tour de bras, de l’OxyContin. La somme servira en partie à financer un centre de recherches sur les dépendances. "Nous sommes ravis d’avoir conclu un accord qui aidera ceux qui se battent contre l’addiction aujourd’hui et dans le futur", a déclaré le directeur de Purdue Pharma, Craig Landau. L’accord permet surtout aux Sackler d’éviter de passer par la case procès, lequel aurait été retransmis à la télévision.

"Cet accord est parfaitement scandaleux, et la somme d’argent est dérisoire, s’offusque Ryan Hampton. Les membres de la famille Sackler devraient être jugés comme des criminels, ni plus ni moins. Je crains que cette décision ne crée un dangereux précédent pour les prochains procès."

Et prochains procès, il y aura. Pas moins de 1 600 actions en justice ont été intentées contre Purdue Pharma, qui se défend de toute irrégularité et a déjà fait état d’un possible risque de faillite.

Selon Ryan Hampton, pas de quoi crier victoire trop vite pour autant. "La fin, ce sera quand on les verra derrière les barreaux."