Le château du Courbat, près de Tours, accueille des forces de l'ordre en burn out ou en état de stress post-traumatique. Trois ans après les attentats de Paris, ces patients témoignent d'un quotidien de plus en plus traumatisant. Reportage.
L’endroit a quelque chose de saisissant. Peut-être est-ce ce silence vertigineux. Peut-être aussi ces silhouettes fantomatiques qui traversent la cour en ce brumeux matin de novembre. Il est 9 heures au centre de santé Anas-Le Courbat, au Liège, petite commune de l’Indre-et-Loire. Une cloche brise un instant cette atmosphère feutrée : c’est l’heure de l’appel pour la cinquantaine de patients. La journée, lentement, va pouvoir commencer.
Ici, policiers, gendarmes, militaires, pompiers, gardiens de prison et, depuis peu, l’ensemble des personnels de la Justice viennent guérir d’un état d’épuisement professionnel ou de stress post-traumatique. Ils apprennent aussi à tourner la page d’addictions après une désintoxication – majoritairement à l’alcool chez les forces de l’ordre. Parfois tout cela à la fois. "Ils préparent ici leur retour à la vie", résume la directrice de l’établissement, Sarah Trotet. Quelques "civils" aussi fréquentent l’endroit. Tous ont en commun de se trouver dans un "état de dégradation physique et mentale avancé", selon l’expression usitée par certains soignants.
Épuisement moral
En première ligne face au terrorisme, extrêmement sollicitées depuis les attentats de 2015, les forces de l’ordre sont à bout. Cet été, une commission d’enquête parlementaire a remis un rapport saisissant sur le sujet, évoquant un "épuisement moral" généralisé. Bien que les pathologies dont souffrent les patients du Courbat ne soient pas uniquement dues à des difficultés professionnelles, "parler boulot" y est éloquent : c’est un criant témoignage du mal-être qui règne chez ces femmes et ces hommes chargés d’assurer la sécurité des Français.
Dans le centre, les langues ne se délient pas facilement. Mais quand la méfiance tombe, un torrent de dépit et de désillusions se déverse. "Déconsidération", "perte de sens", "extrême fatigue", "découragement", "l’impression de n’être plus qu’un matricule"… Les mêmes mots reviennent comme une rengaine. Le Courbat est un miroir grossissant des maux qui rongent les forces de police.
"Ce système est une machine à bousiller les flics", témoigne Moïse. Policier depuis 20 ans, il a passé 15 ans au cœur de quartiers difficiles dans le Sud. Il soigne aujourd’hui un stress post-traumatique longtemps ignoré et une addiction : "Ça va souvent de pair", affirme-t-il. Et il raconte : "Pendant 15 ans, j’ai vu des mecs se faire dessouder. On ne se rend pas compte au quotidien combien ça nous marque. On se dit que ça fait partie du boulot." Moïse s’est plus d’une fois surpris "à chialer au volant de [s]a caisse". "C’était mon seul exutoire. Dans la police, on n’aide pas les faibles", dit-il. Il raconte l’indicible dans son métier : les toutes petites traces de pas d’enfants dans le sang de leur mère assassinée, le dernier souffle d’un jeune caïd criblé de balles dans sa voiture… Il évoque aussi le manque de moyens : "Il nous est arrivé de partir en intervention avec deux gilets pare-balles pour cinq", les sandwiches mangés à la va-vite, la politique du chiffre, ses innombrables demandes de mutation jamais accordées.
Et à la fin, une conviction : "Tout le monde s’en fout." Petit à petit, Moïse s’enfonce. Une "gifle personnelle" lui donne le coup de grâce. "Il y a beaucoup de suicides dans la police. J’ai préféré venir avant."
"Il faut me donner des ordres"
Le lieu, un château du XVIIe siècle niché dans un parc de 80 hectares entouré de champs, de forêts et d’étangs, est unique en France. Racheté au début des années 1950 par des CRS las de voir leurs collègues sombrer dans l’alcool, il est d'abord un sanatorium puis une maison de repos. Le Courbat, ouvert à l’ensemble de la population au début des années 2000, est aujourd'hui toujours géré par l’Association nationale d’action sociale de la police nationale (Anas).
La spécificité du centre – un héritage direct de son histoire – tient à son programme de remise en condition physique, adapté aux capacités de chaque patient, qui s’ajoute aux thérapies classiques menées par des psychologues et médecins. "Un esprit sain dans un corps sain, c’est cliché mais ça se vérifie tous les jours ici", commente Stéphane Rolland, professeur d’éducation physique adaptée. "Mon rôle, c’est de tirer les patients vers la difficulté sans qu’ils abandonnent."
L’ensemble des soins et activités tourne autour de cette idée : retrouver l’estime de soi. Jardiner, faire du sport, de la relaxation, soigner les quelques chèvres du centre, dessiner… Les équipes marchent sur des œufs. Il s’agit d’éviter à tout prix les mises en échec, de pousser les patients sans les faire chuter, les encourager sans les braquer. Car tous sont dans un état de grande fragilité. Elsa Clément, monitrice animatrice, en sait quelque chose : son atelier de création, "petite bulle en-dehors des soins en blouse blanche", est propice aux confidences. Les patients viennent s’essayer à la sculpture, la pyrogravure, le dessin, la peinture… "Les gens qui arrivent ici ne sont parfois plus rien d’autre que leur fonction", témoigne-t-elle. "Un jour, un gendarme à qui je demandais de choisir une activité m’a répondu : ‘Il ne faut pas me demander de choisir, il faut me donner des ordres’."
Le Courbat, pour ces patients, est un cocon salutaire. "Je repars boosté, je me sens sain", affirme Moïse. Ici, l'homme s’est découvert deux passions, l’équitation et la pyrogravure. Il doit quitter le centre à la fin du mois. Il n’envisage pourtant pas sans appréhension de retourner dans son commissariat où son hospitalisation a été ébruitée. "Je suis catalogué", estime-t-il.
Dans les casernes et les commissariats, la dépression reste taboue. Pourtant, "il y a de plus en plus de considération pour le mal-être psychique, même au sein de ces professions", assure Gilda Bichon, psychologue clinicienne. Le Courbat, qui s’échine à relever ces âmes brisées, tente désormais d’accentuer la prévention. "On a développé un partenariat avec l’École nationale supérieure de police, explique Sarah Trotet. Chaque année, une délégation de futurs commissaires et lieutenants vient ici. L’objectif, c’est qu’ils puissent repérer et reconnaître les signes d’addiction, d’épuisement et de stress post-traumatique. C’est comme ça que les choses vont finir par avancer."