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Tunisie : "Sans Ennahda, impossible de faire passer la loi sur l’égalité devant l’héritage"

En Tunisie, le parti islamiste Ennahda a annoncé son intention de ne pas voter en faveur d’un projet de loi instaurant une égalité entre hommes et femmes lors d’un héritage. Au grand dam des défenseurs de l'égalité des sexes.

Il y a bien différents courants à l’intérieur du parti Ennahda, mais c’est le plus conservateur qui a remporté la bataille idéologique sur le débat de société qui agite la Tunisie depuis la mi-août : la direction du parti islamiste a appelé, le 26 août, à ne pas voter en faveur du texte de loi qui prévoit une égalité successorale entre femmes et hommes. C’est une "trahison pour les Tunisiennes et une occasion manquée de prouver l'adhésion du parti islamiste, aux droits des femmes", réagit Amna Guellali, présidente du bureau de Human Rights Watch à Tunis. "Je pense qu’Ennahda s’est aligné sur la frange la plus conservatrice du parti, celle hostile aux libertés individuelles et à l’égalité dans l’héritage", explique-t-elle à France 24.

Des milliers de Tunisiennes attendaient cette réforme et l’avaient fait savoir dans la rue, le 13 août dernier, après que le président Béji Caïd Essebsi eût annoncé son intention de présenter le projet de loi devant le Parlement.

Déjà, le 8 juin 2018, la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (Colibé) avait publié une série de mesures qui, selon elle, sont nécessaires pour la société tunisienne. Parmi ces mesures figurent l’égalité successorale, mais aussi la dépénalisation de l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort, la fin de l’obligation de fermer les cafés pendant le mois de Ramadan, l’interdiction du prosélytisme, l’annulation du crime de blasphème… et plusieurs mesures qui tiennent à distance les injonctions religieuses, donnent une plus grande part à la liberté d’expression et font progresser l’égalité entre hommes et femmes.

La décision du parti Ennahda douche ainsi les espoirs de nombreuses Tunisiennes de voir adoptée à l’Assemblée des représentants du peuple, la loi sur l’égalité d’héritage entre femmes et hommes. Les députés islamistes détiennent en effet le plus grand groupe parlementaire, soit 69 sièges sur 217. "Si tous les autres députés étaient d’accord pour voter le texte, la loi pourrait passer théoriquement. Mais nous savons qu’il existe des dissensions dans les autres partis. Sans Ennahda, impossible de faire passer ce projet de loi."

La fin annoncée de la réforme sur les droits successoraux est la perpétuation d’un "vestige du patriarcat", ajoute Amna Guellali, un "bastion symbolique qui autorise la concentration des terres entre les mains des hommes et verrouille les questions de propriété, d’argent et de pouvoir".

Actuellement, la loi prévoit qu’une sœur reçoive la moitié de l’héritage de son frère. Et que la part d’héritage d’une veuve soit conséquemment plus maigre que celui d’un veuf. Le parti islamiste a donc enterré cette réforme, qui prévoit pourtant une clause favorable aux plus conservateurs : une famille pourrait rétablir une répartition inégalitaire d’une succession, si le légataire l’inscrit dans un testament. Une inversion des logiques pourrait éventuellement se produire : l’inégalité successorale pourrait rester la norme et l’égalité, une exception devant notaire. "Mais cette possibilité d’instaurer une égalité entre les héritiers existe déjà aujourd’hui", relève Amna Guellali, de Human Rights Watch. "Il suffit de faire des dons à sa ou ses filles de son vivant."

Faut-il voir dans ce blocage d’Ennahda un virage conservateur du parti islamiste au pouvoir ? Pas nécessairement, tempère Amna Guellali, pour qui "on ne peut pas plaquer un raisonnement noir/blanc sur le parti Ennahda". Lors de la rédaction de la Constitution, en 2014, les islamistes avaient approuvé des articles qui posent le principe de l’égalité entre les sexes et prévoient d’améliorer le cadre juridique du droit des femmes. "C’est ambigu, admet Amna Guellali. Au moment de la rédaction de la Constitution, ils ont insisté pour que le terme de complémentarité entre femmes et hommes soit préféré à celui d’égalité.

Mais pas plus tard que l’année dernière, les islamistes ont voté une loi avant-gardiste sur les violences faites aux femmes, et une autre permettant d'épouser un non-musulman", rappelle la directrice de Human Rights Watch en Tunisie. Sans oublier qu’Ennahda a favorisé l’ascension dans ses rangs d’une femme non-voilée, Souad Abderrahim, à la tête de la mairie de Tunis.

Les défenseuses des égalités des sexes ne baissent pas les bras pour autant, dans un pays qui a adopté très tôt, en 1956, un code du statut personnel favorable aux femmes. Elles comptent peser sur les débats parlementaires qui s’ouvriront dès la rentrée.