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Avec les Jangmadang, Kim Jong-un laisse de plus en plus les Nord-Coréens faire leur marché

Sous Kim Jong-un, les marchés se multiplient en Corée du Nord, transformant le paysage économique du pays, révèle une étude américano-coréenne. Ils permettent aussi au régime de toucher une rente de près de 60 millions de dollars par an.

Dans la ville de Chongjin, dans le nord de la Corée du Nord, le marché de Sunam s'étend sur 23 557 m². C’est le plus grand du pays et il illustre la montée en puissance économique des marchés locaux au détriment du système centralisé de distribution. Une réalité qui cadre mal avec la doctrine officielle de rejet de tout ce qui ressemble à du capitalisme. Cette évolution est pourtant favorisée par Kim Jong-un, lequel peaufine son image de dirigeant réformateur qui n’a pas seulement son grand œuvre nucléaire à cœur.

Il existe 436 marchés répartis dans tout le pays – appelés Jangmadang – sont officiellement autorisés en Corée du Nord, détaille un rapport du Center for Strategic and International Studies (CSIS, basé à Washington) et de l’Institut sud-coréen d’études du développement de la Corée du Nord, publié dimanche 26 août. Consacrée à ce pan méconnu de l’économie, cette enquête fournit la première carte exhaustive – basée sur les données satellites et des entretiens réalisés sur place – de ces lieux où les Nord-Coréens sont autorisés à vendre des biens pour leur profit personnel.

Enclaves consuméristes

Les étals de ces enclaves consuméristes offrent un peu de tout : téléphones portables, téléviseurs, cuiseurs de riz, de l'artisanat ou encore des produits agricoles locaux ou non. "Une nouvelle tradition s’est même développée au sein des couches populaires : servir des fruits exotiques, comme des ananas ou des bananes, pour les anniversaires ou pour les mariages", rapporte Yang Moon-soo, professeur à l’université d’études nord-coréennes à Séoul, dans un article de 2015.

La plupart des marchandises viennent de Chine ou sont importées illégalement de Corée du Sud. Les produits russes ont aussi récemment fait leur apparition sur les Jangmadang, car "ils sont généralement perçus comme étant de meilleure qualité que ceux venus de Chine", assure Sang T. Choe, professeur d’économie à l’université d’Indiana, auteur d’une étude de 2016 sur les "Nouveaux marchés en Corée du Nord".

Le nombre de marchés a été multiplié par plus de deux sous le règne de Kim Jong-un. Leur popularité est telle que plus de 70 % des Nord-Coréens dans les régions où existent un Jangmadang, et qui ont été interrogés pour l’étude du Center for Strategic and International Studies, ont reconnu que "la quasi-intégralité de leurs revenus venait des marchés".

Le dirigeant nord-coréen a adopté une approche très différente de celle de son père, Kim Jong-il qui, après les avoir longtemps toléré, avait tenté sans succès d'en limiter le nombre à la fin de sa vie en 2009. Il faut dire que les Jangmadang se sont imposés aux Kim, qui auraient préféré maintenir une orthodoxie idéologique dans laquelle les marchés n'ont pas leur place. Leur essor, au début des années 2000, a coïncidé avec l'effondrement du système centralisé de distribution de nourriture et de produits de première nécessité. En effet, le ralentissement de l'aide extérieure soviétique à la fin des années 1980 et la terrible famine des années 1990 avaient rapidement asséché les réserves de l’État, incapable alors de subvenir aux besoins de sa population.

Échanger des biens et des informations

Face à cette situation, les Nord-Coréens ont mis en place des marchés illégaux. Au lieu d’engager un bras de fer avec ces revendeurs à la sauvette, les autorités ont décidé en 2002 d’autoriser certains marchés, à condition de les déclarer et de payer une rente à l’État.

C’est cette dernière qui intéresse Kim Jong-un. Au fur et à mesure que les Jangmadang se sont multipliés, cette rente a grossi pour atteindre 56,8 millions de dollars en 2017, d’après les calculs du Center for Strategic and International Studies. Une manne financière essentielle pour Pyongyang, isolé sur la scène internationale par une série de sanctions économiques drastiques.

Mais cette source de revenu pourrait aussi se révéler dangereuse pour le régime autoritaire nord-coréen, analyse le Center for Strategic and International Studies. Outre le défi idéologique, les Jangmadang représentent aussi le risque de "voir émerger une société civile qui échappe au contrôle de l’État", estiment les auteurs du rapport du CSIS. Ce sont des lieux de rassemblement dans lesquels s’échangent non seulement des biens mais aussi des informations. "83 % des personnes interrogées ont affirmé que les informations obtenus sur les marchés avaient un plus grand effet sur leur vie quotidienne que celles fournies par l’État", confirme le rapport du CSIS. Dans un compte rendu en 2011 pour l’Institut économique coréen de Washington, l’ex-ambassadeur britannique à Pyongyang, John Everard a relaté son étonnement de constater à quel point la parole était libérée sur les Jangmadang.

Si une société civile venait réellement à émerger des marchés, capable de s’émanciper de la propagande officielle, cette révolution serait due aux femmes. Tous les rapports consacrés aux Jangmadang soulignent que la grande majorité des marchands sont des marchandes. D'abord parce que la majorité des hommes sont soit en train de faire leur service militaire, soit employés dans l'une des multiples agences d'État ou dans une entreprise publique. Mais aussi, selon le professeur de l’université d’Indiana Sang T. Choe, parce que "les femmes représentent une menace moins importante que les hommes aux yeux du gouvernement".