Kenneth Lacovara, à qui l’on doit la découverte des spécimens de dinosaures les plus grands ayant vécu sur Terre, nous explique en quoi ces animaux nous ont légué un héritage capital pour comprendre qui nous sommes, et dans quelle direction nous allons.
Les 25 et 26 juin, au Carrousel du Louvre, se tient la 11e édition de la conférence USI. Durant deux jours, chercheurs, ingénieurs, penseurs ou entrepreneurs parmi les plus influents au monde interviennent sur scène pour tenter d’entrevoir, chacun à leur manière, de quoi sera fait notre futur. Cette année, Mashable avec France 24 est partenaire de l’événement, et y consacre un cycle d’entretiens avec plusieurs personnalités invitées. Retrouvez le meilleur des conférences 2018 sous le hashtag #MashableFRxUSI.
Tout amateur de dinosaures se réjouirait à l’idée de pouvoir discuter quelques dizaines de minutes avec le Dr. Kenneth Lacovara. Et pour cause : on doit à ce paléontologue et géologue américain la découverte de spécimens de dinosaures parmi les plus grands jamais répertoriés, dont les colossaux Paralititan et Dreadnoughtus. Invité cette année à s’exprimer sur la scène de la conférence USI, nous avons eu la chance de pouvoir l’interroger sur ses travaux, mais aussi, et surtout, sur un sujet qui lui tient particulièrement à cœur : les enseignements que nous ont laissé, figés dans la terre, les dinosaures.
Dans son ouvrage "Pourquoi les dinosaures sont importants" ("Why dinosaurs matter", Simon & Schuster, 2017, non traduit), Kenneth Lacovara fait ainsi un criant parallèle entre la terrible destinée de ces créatures du passé, anéanties par la chute d’un astéroïde, et celle de nous autres humains, qui ne s’annonce pas moins tragique. À la différence que nous en sommes les uniques responsables. Bien plus qu’on ne pourrait l’imaginer, notre avenir se lit dans le passé. Un passé fait de fossiles.
Kenneth Lacovara, comment les dinosaures — aujourd’hui vestiges de temps très reculés — peuvent-ils nous apprendre des choses sur l’avenir de l’humanité ? Comme ça, ça ne paraît pas très évident…
Il faut d’abord réaliser à quel point les dinosaures ont accompli des prouesses que l’Homme n’a même pas encore réussi à effleurer : ils sont parvenus à développer leur aptitude physique à voler, à refroidir la température de leur corps de manière à ne consommer que très peu d’énergie, ou encore à atteindre des tailles phénoménales en ne se nourrissant que de plantes… Tout ceci, il y a plus de 150 millions d’années ! D’un point de vue technologique et physiologique, nous avons encore une quantité de choses à apprendre de ces animaux. Plus encore, nous avons une leçon fondamentale à tirer de notre passé géologique : rien n’est éternel sur cette Terre. Tout change, tout disparaît. Aussi évoluées que soient les espèces concernées.
"Si on ne stoppe pas tout de suite la destruction de notre propre habitat, nous allons disparaître comme eux"
Vous voulez dire que nous pourrions disparaître comme ils ont disparu ?
Les dinosaures ont connu une incroyable extinction de masse. Il y a 66 millions d’années, un astéroïde de la taille de Paris, allant 40 fois plus vite qu’une balle de pistolet, a frappé la péninsule du Yucatan, au Mexique, "cuisant" littéralement tout ce qui se trouvait à la surface de la Terre et appauvrissant du même coup les océans. Cet événement, les dinosaures ne l’avaient certainement pas vu venir. Et ils n’ont pas eu d’autre choix que de le subir.
De notre côté, nous sommes en train de précipiter la sixième extinction de masse, en toute bonne conscience. Toutes les heures, trois espèces disparaissent de la surface de notre planète. Et ce scénario catastrophe, c’est nous qui sommes en train de l’écrire. Après seulement 300 000 ans d’existence. Je rappelle que les dinosaures ont vécu près de 200 millions d’années… Si on ne stoppe pas tout de suite la destruction de notre propre habitat, alors oui, nous allons disparaître comme eux.
En quoi cette sixième extinction serait-elle différente des autres ?
La nuance réside dans le fait que l’humain en est le moteur. Nous sommes l’astéroïde. Mais on retrouve toutefois beaucoup de similarités avec les autres extinctions de masses : quatre d’entre elles ont été causées par des changements climatiques drastiques, changements que nous sommes en train de vivre ; on a aussi à chaque fois observé des variations de l’état des océans, et notamment de la santé des coraux, un constat que l’on peut encore faire aujourd’hui ; enfin, on remarque à chaque fois une baisse significative du nombres d’individus parmi les populations animales — pas du nombre d’espèces, mais bien du nombre de spécimens. Depuis 1970, la moitié des animaux sauvages ont disparu. Je crois que suffisamment de drapeaux rouges s’agitent.
Cela serait-il la première fois qu’une espèce elle-même crée sa propre extinction, et celle de toutes les autres du même coup ?
Non, mais ce serait la première fois depuis bien longtemps. Il y a près d’un demi milliard d’années, des bactéries qui vivaient dans l’océan ont évolué jusqu’à devenir photosynthétiques. Elles ont alors rejeté de l’oxygène dans leur environnement. L’atmosphère de la Terre a commencé à changer, et à empoisonner les formes de vie existantes à cette période. Mais à part celui-ci, nous n’avons pas vraiment d’autres exemples d’autodestruction…
Au risque de paraître pessimiste, peut-on encore vraiment changer le cours des choses ?
Toutes les technologies qui émergent donnent clairement de l’espoir. Particulièrement celles qui concernent le solaire. D’ici quelques années, chaque foyer sera en mesure de produire sa propre réserve d’énergie. En réalité, je pense qu’il y a autant de raisons d’être optimiste que de ne pas l’être.
"En réalité, je pense qu’il y a autant de raisons d’être optimiste que de ne pas l’être"
Concrètement, il y a trois choses que nous pouvons faire, individuellement : d’abord, essayer de changer notre comportement, nos habitudes, même si l’on estime être un grain de sable sur cette planète. On sait par quoi ça passe : consommer moins, plus responsable, réduire notre empreinte carbone, etc. Ensuite, nous informer, nous autosensibiliser sans cesse sur ces sujets. Enfin, la chose la plus efficace que nous pouvons faire, c’est voter. Voter pour un candidat qui agira pour que l’on vive dans un monde durable, un candidat qui comprend la science, qui accepte la science, et qui parviendra à influencer les dirigeants des autres pays du monde. Car aucune nation n’arrivera à changer seule le cours des choses.
Dans votre livre "Pourquoi les dinosaures sont importants", vous insistez sur l’absurdité qui réside dans le fait de toujours associer le mot "dinosaure" à celui d’"échec", à une incapacité à s’adapter à un changement. Vous estimez qu’on ne rend pas suffisamment justice à ces animaux ?
Oui, je pense que la manière dont nous les considérons est une terrible injustice. Si je dis de vous que vous êtes "un dinosaure", c’est loin d’être un compliment. Or, ça devrait l’être ! On l’a vu, ils étaient d’incroyables créatures, aux capacités tout à fait extraordinaires et supérieures aux nôtres à bien des égards. Ce n’est pas parce qu’ils se sont éteints d’un coup que nous devons considérer leur existence tout entière — une si longue existence — comme un raté. Dans le livre, je fais un parallèle avec Albert Einstein et le si riche héritage qu’il nous a laissé : on ne dit pas d’Albert Einstein qu’il est un loser juste parce qu’il est mort !
Lors d’une conférence TED, vous avez expliqué que sans la triste disparition des dinosaures, l’Homme n’aurait sans doute jamais vu le jour sur Terre. Pensez-vous que notre propre extinction permettrait à son tour la naissance d’une nouvelle espèce plus évoluée que la nôtre ?
Si l’Homme venait à disparaître, cela changerait sans aucun doute drastiquement la face de la planète. Pour la plupart des organismes, notre fin serait une bonne chose, mais il faut admettre que pour certains animaux, comme les poulets, les cochons et les autres bêtes d’élevage, notre absence serait peut-être plus dommageable, puisqu’ils seraient forcés de se nourrir et de se défendre seuls, si tant est qu’ils ne soient pas directement décimés par les prédateurs. En réalité, nous n’avons aucune raison de penser qu’une espèce plus intelligente que nous, voire aussi intelligente, nous succède. L’évolution n’est pas quelque chose de linéaire, qui ne peut que progresser.
"Nous n’avons aucune raison de penser qu’une espèce plus intelligente que nous, voire aussi intelligente, nous succède"
Et puis il faut relativiser : nous avons certes un gros cerveau, mais nous sommes incapables d’entendre les ultrasons comme certains mammifères marins, nous avons de bien piètres dents, et notre espérance de vie reste, en un sens, relativement courte. Oui, nous sommes des créatures vraiment spéciales, qui ne ressemblent à aucune autre ayant existé jusqu’ici. Mais toutes les créatures de cette planète sont spéciales, à leur manière.
On imagine à quel point les technologies 3D ont changé la donne pour vous, paléontologues. Aujourd’hui, le développement rapide des intelligences artificielles vous offre-t-il des perpectives encore plus vertigineuses ?
Oui, absolument, en sachant que nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements du machine learning et de l’IA au sens large. On peut commencer à tester des hypothèses d’une manière inédite : prenons par exemple un modèle 3D de dinosaure, à qui l’on attribue une démarche spécifique. Grâce à l’IA, on peut estimer quelle énergie cette manière de se déplacer lui demanderait, et voir si cette dernière est plausible. Une fois ce modèle de dinosaure viable, on peut le décliner en plusieurs centaines d’exemplaires, sur lesquels on testera simultanément d’autres hypothèses. Grâce à tous ces scénarios, et en éliminant les moins concluants, on peut d’une certaine façon reproduire artificiellement la théorie de l’évolution. La machine va nous permettre in fine de créer des modèles — et donc des hypothèses viables — que l’esprit humain n’aurait jamais pu concevoir par lui-même.
Je terminerai avec une question qu’on doit souvent vous poser, mais je suis obligée d’y venir : est-ce que les outils scientifiques dont nous disposons actuellement nous permettraient de faire revenir à la vie les dinosaures ?
Aujourd’hui, nous ne disposons pas de la technologie pour cloner des dinosaures, tout simplement parce que nous n’avons jamais réussi à récupérer de l’ADN de dinosaure. Malheureusement, le moustique conservé dans de l’ambre de "Jurassic Park" n’a jamais été retrouvé (rires). Peut-être que de l’ADN se trouve sous nos pieds — il ne faut jamais dire jamais — mais à ce jour, l’échantillon le plus ancien que nous ayons pu extraire appartient à un ours du Pléistocène, qui a vécu il y a 800 000 ans. Autrement dit, qui a vécu hier…
Ce qu’on a pu extraire des dinosaures, en revanche, ce sont des protéines que l’on peut séquencer et à partir desquelles on a pu dresser un arbre généalogique. Résultat, on a réussi à développer des embryons de poulets, descendants des dinosaures, génétiquement modifiés… pour devenir des pouletosaures !
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