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Alors que la Croisette fait face à l'invasion Star Wars, les festivaliers se perdent dans les labyrinthes hollywoodiens de la comédie parano "Under the Silver Lake" pendant que Vincent Lindon mène la lutte sociale dans "En guerre".
Il s’en est fallu de peu pour que les photographes du tapis rouge cannois ne fassent grève cette année. On dit même que les renseignements généraux, particulièrement actifs sur la Croisette, avaient eu vent d’une possible manifestation de la corporation sous les fenêtres de Thierry Frémaux au son d’un très inspiré : "Mais elles sont où, mais elles sont où, mais elles sont où les stars américaines ? Lalala lala…"
Puis la cavalerie est arrivée. Après plusieurs jours de disette, les appareils photos ont pu faire, mardi soir, le plein de vedettes hollywoodiennes dans leurs cartes mémoires. Merci Disney qui, contrairement à la plupart des grands studios américains, a daigné se déplacer jusqu’à Cannes pour présenter le dernier opus de son fameux space-opéra : "Solo : A Star Wars Story", soit un "spin-off prequel" (ne pas confondre avec un "reboot cross-over sequel") centré sur la jeunesse de Han Solo (mais si, voyons, le personnage qui, dans les premiers épisodes de la saga, est interprété par Harrison Ford).
Et quand Disney débarque sur les marches du Palais, ce n’est pas pour refourguer des cartables Mickey. Les mecs, c’est des pros. Il y avait là toute l’équipe du film : le réalisateur Ron Howard, l’actrice Emilia Clarke (qui dans une autre galaxie est la mère des dragons de "Game of Thrones", respect), le nouveau chouchou branché d’Hollywood Donald Glover (alias Childish Gambino, gros respect), l’indémodable Woody Harrelson (total respect) et, bien sûr, Chewbacca (on n’a plus les mots). La foule de curieux amassée aux abords du tapis rouge n’avait pas vu stars aussi disponibles depuis le début de la quinzaine : et vas-y que je te claque la bise, que je te sers la cogne, que je pose pour un selfie. On a même vu Woody Harrelson (re-total respect) qui, comme pris d’une fièvre promotionnelle, a tenté de signer des autographes à tous les badauds que compte la ville avant de se faire rattraper in extremis par les agents du protocole (barre de rire).
Les mystères de Los Angeles
Voilà pour la clinquante partie émergée de l’industrie du cinéma américain. Car, oui, c’est un scoop, il existe à Hollywood, une partie submergée, une face cachée, un monde souterrain plein de mystères et de secrets. C’est ce que nous avons en tous cas appris grâce à "Under the Silver Lake", comédie paranoïaque signée David Robert Mitchell. Nouveau venu dans la compétition officielle, le réalisateur est connu des adeptes du cinéma indépendant US qui ne s’en remettent toujours pas de ses deux géniaux "teen movies" : "The Myth of the American Sleepover" et "It Follows" (tous deux présentés jadis dans des sélections parallèles). Les attentes étaient grandes.
Après avoir exploré l’adolescence dans ce qu’elle a de plus mélancolique ou de terrifiant, David Robert Mitchell s’aventure sur le terrain pas moins fertile de l’âge adulte avec tout ce que cela comporte de complexe, de tordu et d’irrationnel. Les aventures d’"Under the Silver Lake" sont celles de Sam (Andrew "Spider-Man" Garfield), un jeune paumé de Los Angeles qui entreprend de retrouver sa voisine disparue du jour au lendemain (alors qu’ils étaient à deux doigts de conclure). En remontant la piste de l’évanescente, le garçon va traîner son air ahuri dans un labyrinthe d’énigmes dont on ne sait si elles sont le fruit de son imagination ou le produit d’une troublante machination.
Tout a un sens mais rien n’a de sens dans l’esprit embrumé de ce cher Sam persuadé qu’en toute chose se cache un code secret susceptible de le ramener à sa belle : les élucubrations d’un perroquet, les jeux figurant au dos des boîtes de céréales, les coyotes fouillant dans les poubelles, les paroles du neurasthénique groupe Jesus and the Brides of Dracula (pour peu qu’on écoute leur disque à l’envers). Chacun et chacune, parmi la bande d’olibrius qui croisera sa route, détient également une part de vérité : l’escort-girl aux ballons de baudruche, le Roi sans-abri, la fille d’un milliardaire retrouvé carbonisé dans sa voiture ou le vieux compositeur qui revendique la paternité de tous les tubes de rock indé des années 1990 (Nirvana et les Pixies, par exemple, c’est lui).
Cinéaste geek version intello (plus Les Inrocks que Buzzfeed), David Robert Mitchell sème son intrigue à grand renfort de références qui semblent avant tout destinées aux incollables de la pop culture. Avec ses pièces de puzzle qui ne trouveront jamais leurs petites sœurs, "Under the Silver Lake" lorgne clairement vers le polar sans queue ni tête du "Grand Sommeil" ou, plus récemment, d’"Inherent Vice", adaptation d’un roman de l’Américain Thomas Pynchon, grand écrivain des forces occultes. Mais, trop souvent, le charme du film se dilue dans ses longs détours, comme si son réalisateur s’était lui-même perdu dans les méandres d’un cinéma qu’il voulait plus mature. Peut-être David Robert Mitchell voulait-il prouver que son œuvre pouvait mûrir. Il montre, au contraire, qu’elle refuse de grandir.
Vincent Lindon en mode immersion sociale
On ne saura reprocher, en revanche, à Stéphane Brizé d’avoir voulu booster son cinéma aux hormones de croissance. Son film "En guerre", lui aussi en lice pour la Palme d’or, ressemble à s’y méprendre à son précédent long-métrage présenté il y a trois ans sur la Croisette : "La Loi du marché". On retrouve ici un Vincent Lindon en exercice d’immersion sociale. Après avoir joué le précaire confronté aux affres du déclassement, l’acteur endosse le rôle d’un syndicaliste en grève pour sauver l’emploi de 1 100 salariés dont l’usine est menacée de fermeture.
Film sur un pays en état de crise, le long-métrage du réalisateur français s’attache à montrer, à l’aide d’une caméra faussement indiscrète, les coulisses du combat, les salles de réunion où s’échafaudent les stratégies selon celles, supposées, de l’adversaire, les piquets de grève où l’on se déchire sur les objectifs de la lutte, la table des négociations autour de laquelle on ne parle pas la même langue. C’est dans ces scènes de face-à-face sous haute tension qu’"En guerre" restitue le mieux l’ampleur de la fracture sociale hexagonale. Quand l’un parle concrètement d’injustice et d’actionnaires qui s’enrichissent sur le dos des masses laborieuses, l’autre répond abstraitement "bilan financier", "compétitivité", "réalité du marché", "globalisation". Au centre, dans le rôle de l’arbitre, un État qui, par la voix de son conseiller social de l’Élysée, fait aveu de son impuissance face aux lois du libéralisme. Tout juste peut-il apporter un soutien.
"En guerre" a beau ne pas être un documentaire, il joue à en être. Pour ne pas être accusé de déformer les réalités d’un sujet sensible, tant il est actuel, le film va sans cesse recourir à l’iconographie médiatique des crises sociales récentes comme la fermeture des hauts fourneaux de Florange, le coup de force des "Conti" dans un Pôle emploi ou la colère des employés d’Air France déchirant la chemise de leurs dirigeants. Tel un journaliste soumis à un devoir de neutralité, Stéphane Brizé se défend d’avoir tourné une charge sociale versant dans le militantisme de gauche. La preuve : "En guerre" laisse soin à toutes les parties d’avancer leurs arguments. En clair, tout le monde a ses raisons et c’est au spectateur de choisir son camp, camarade.
Reste que placer Vincent Lindon au cœur des débats fausse la donne. Seule star d’un film au casting majoritairement amateur, l’acteur attire irrémédiablement la lumière à lui. En se resserrant progressivement sur sa personne, "En guerre" tend à individualiser une lutte dont il s’efforçait pourtant à démontrer la force du collectif. Un pour tous mais surtout tous pour un.